Le cimetière des bateaux sans nom, de Arturo Pérez-Reverte

Publié le par Emmanuelle Caminade

Le cimetière des bateaux sans nom, de Arturo Pérez-Reverte

J'avais découvert le célèbre et prolifique écrivain espagnol Arturo Pérez-Reverte en 2008 à l'occasion de la sortie en poche du magnifique Peintre de batailles, achetant dans la foulée Le cimetière des bateaux sans nom. Et, retrouvant dans ma bibliothèque ce gros roman, je m'y suis plongée avec délice et avidité.

Il faut immédiatement en oublier le titre français (1) qui, même s'il reprend celui du dernier chapitre, s'avère un non-sens et une trahison. L'auteur a en effet choisi d'intituler son ouvrage La carta esférica ("la carte sphérique") car toutes les aventures de ce thriller maritime à arrière-plan historique partent de cette carte.

"Une carte marine est bien plus qu'un instrument indispensable pour aller d'un point à un autre, c'est une gravure, une page d'histoire, parfois un roman d'aventures."(Jacques Dupuet, Marin)

Avant que nous entrions dans le vif du récit, Arturo Pérez-Reverte a tenu à placer la signifiante citation ci-dessus en exergue, suivie d'une reproduction en double page de la carte sphérique (2) de l'atlas des côtes d'Espagne d'Ignacio Urrutia datant de 1751 qui s'avère le nœud de son intrigue - et qu'il a lui-même acquise lors d'une vente aux enchères (3).

Comparant l'écrivain à un cartographe, il nous dit même via son narrateur dans les dernières pages de son livre que relater les aventures de ses héros ressemble un peu à la projection cartographique Mercator nous donnant une représentation plane d'une sphère. Et son roman, se terminant par une carte marine récente de la même côte méditerranéenne autour de Carthagène, est ainsi encadré par deux cartes témoignant des deux époques différentes entre lesquelles il va nous faire naviguer.

1) Sans doute imposé par l'éditeur qui a dû juger le titre original trop technique et peu accrocheur, lui préférant le beau titre symbolique du dernier chapitre n'éclairant en rien cette histoire ni le destin de son héros. L'éditeur anglais a, lui, résolu le problème sans trahir l'auteur avec The Nautical Chart (la carte marine)

2) Le terme "carte sphérique" désignant une carte plane en deux dimensions tentant de représenter les mers et les terres en partant d'une forme sphérique selon la projection cylindrique Mercator instaurée au XVIème

3) "Je savais que j'écrirais ce livre un jour, mais j'attendais qu'il vienne à moi. C'est arrivé lors d'une vente aux enchères, à Barcelone, où je me suis battu pour remporter à prix d'or une carte maritime du XVIIIe siècle. En sortant, j'ai réalisé que je venais d'écrire le premier chapitre de mon roman." (ici)

La carte sphérique est l'histoire d'un marin expérimenté d'une quarantaine d'années, timide et rêveur mais aussi impulsif et chevaleresque qui, contraint de quitter la mer et ce monde d'hommes où il était dans son élément, se retrouve désemparé à terre. Séduit alors par une femme ensorcelante qui le mènera en bateau au sens propre comme au sens figuré, il va être entraîné dans un monde dangereux où il ne sait pas naviguer, tout en étant rendu à lui-même, c'est à dire à la mer.

Officier de la marine marchande suspendu pour deux ans suite à une erreur qui ne lui était qu'en partie imputable, Manuel Coy se retrouve désoeuvré et sans ressources à Barcelone. Banni de la mer, il ne lui reste, outre ses souvenirs encore vifs de marin, que toute cette littérature maritime ayant nourri son imaginaire. Pour tuer le temps, il se rend à une vente aux enchères d'objets nautiques, assistant à un affrontement acharné, enragé, entre un homme inquiétant aux yeux vairons et une jeune femme blonde résolue qui remportera l'enchère, acquérant cet atlas d'Urrutia objet de leur convoitise. Intrigué par l'intérêt suscité par ces cartes sphériques du XVIIIème et fasciné par cette femme énigmatique dont il a à peine entrevu le visage couvert de taches de rousseur, il va la suivre et s'immiscer dans sa vie. Et elle finira par l'employer à son service pour partir à la recherche du Dei Gloria, un brigantin affrété à la Havane par la Compagnie de Jésus qui, faisant route vers Valence avant l'expulsion des jésuites d'Espagne par Charles III, fut coulé au large de Carthagène par un corsaire, le seul pilotin survivant ayant curieusement disparu après son interrogatoire.

Une ancienne carte marine, un bateau englouti avec sa mystérieuse cargaison dont on a perdu la trace, il n'en faut pas plus pour appâter les rêveurs et les pilleurs d'épaves. Et une chasse au trésor pleine de rebondissements va mettre en branle une galerie de personnages hauts en couleurs. Car ce trésor est tant convoité par Tanger Soto, cette femme belle et maligne qui s'associera à ce brave Coy enamouré et facilement manipulable, que par le mafieux Nino Palermo ayant perdu l'enchère, aidé de sa clique peu recommandable - et notamment d'un chauffeur berbère herculéen et d'un nain mélancolique argentin sans scrupules. Nous emportant sur cette mer Méditerranée chargée d'Histoire(s) avec ou sans majuscule, l'auteur, lui-même navigateur et grand lecteur, va jouer ainsi pour notre plus grand plaisir avec les mythes et les archétypes comme avec les codes du roman d'aventures et du roman noir ou de la bande dessinée... Pour lui en effet l'écrivain ne crée rien mais remodèle toujours un matériau préexistant, ce qu'il s'attache à faire avec une grande maîtrise et non sans malice jusque dans sa structure narrative.

 

 

Arturo Perez-Reverte déploie avec habileté une construction classique mais complexe particulièrement savoureuse. Installant une atmosphère à la fois merveilleuse, mystérieuse et nostalgique, un prologue au présent et à la première personne du pluriel dont le "nous" englobant le lecteur l'associe immédiatement à ces aventures présente le héros tel qu'il sera décrit à la toute fin du roman, donnant ainsi à ce dernier une structure circulaire que l'ultime phrase ouvre sur un nouveau départ : une structure symbolique de la vie. Et, après cette introduction, le récit-cadre proprement dit n'occupe que les premières lignes du chapitre I, le narrateur, passant au "je" pour signaler avoir rencontré Coy à l'avant-dernier acte de cette histoire avant de la reprendre à son début. Et il nous la conte alors au passé simple «dans les règles de l'art», se cantonnant presque constamment à la troisième personne, mais nullement de manière omnisciente car il se place uniquement du point de vue de ce héros dont il pénètre les états d'âme. Comme annoncé, ce narrateur anonyme, retourne au "je" au chapitre XIII – et très brièvement au chapitre suivant -, se révélant être le personnage secondaire du cartographe et universitaire Néstor Perona que Tanger et Coy iront consulter en dernier recours pour résoudre l'énigme du bateau perdu.

Espiègle, l'auteur se projette dans ce personnage-narrateur tout comme Conrad dans le capitaine Marlow (4), nous expliquant par sa voix son affinité et solidarité envers Coy qui le pousse à raconter cette histoire pour «justifier cet exilé de la mer», et nous exposant et commentant même ses choix narratifs! Et dans ce système de dédoublements, d'échos et de reflets, il met aussi beaucoup de lui-même dans son héros (5), sorte de naufragé échoué à terre qui échappera de plus à la tragique fin de cette histoire à l'instar d'Ishmaël (6) survivant au naufrage du baleinier de Melville ou du jeune Pilotin rescapé de celui du Dei Gloria.

S'inspirant de son maître expert en stratégies narratives, il reprend une structure de récits imbriqués pour mieux approcher le mystère car «les récits, comme les énigmes et la vie, sont des enveloppes scellées à l'intérieur desquelles se trouvent d'autres enveloppes scellées». Nous sommes ainsi transportés au XVIIIème siècle grâce au récit de Tanger, reconstituant les faits à partir des archives, complété par celui de Coy se basant, lui, sur sa pratique de marin et imaginant, vivant les scènes, ainsi que par celui de l'érudit cartographe. Tandis que le récit de Nino Palermo à Coy donne à celui-ci une autre version de l'entreprise de Tanger que celle qu'elle lui a elle-même racontée … Et, tendant toujours vers l'adéquation de la forme et du fond, l'auteur vagabonde d'avant en arrière, imprimant à son texte un mouvement de va-et-vient semblable à celui de la houle de deux manières. Les seize chapitres/épisodes de son long feuilleton à progression linéaire entretiennent en effet le suspense en jouant notamment sur des ellipses narratives en fin de chapitre qui seront comblées par un bref retour en arrière au chapitre suivant. Et au sein-même de ces chapitres, de nombreuses digressions nous renvoient aux souvenirs de marin ou d'enfance du héros.

4)https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Marlow

5) Arturo Pérez-Reverte le reconnaît : "C'est mon livre le plus personnel. Presque tout y est vrai. J'aurais pu devenir un Manuel Coy à ma manière. Son enfance est la mienne. Ses passions, ses doutes et ses interrogations aussi." (ici)

6)"Nous pourrions l'appeler Ismahël, mais en réalité il s'appelait Coy." (incipit du premier chapitre)

«Des histoires comme celles-là n'arrivent plus guère» et «il y a encore moins de gens pour les raconter» mais Arturo Perez-Reverte, lui, continue de les raconter et les raconte avec talent. Car non seulement il s'est sérieusement documenté sur son sujet mais son écriture très évocatrice, saisissant d'un trait sûr les personnages dans leur gestuelle, nous donne à entendre, voir et ressentir. Et il n'a de cesse de solliciter avec humour le lecteur, un lecteur auquel il adresse moult clins d'oeil littéraires le renvoyant tant à L'Odyssée, Moby Dick, Lord Jim et bien d'autres récits d'aventures qu'à Tintin, Popeye ou Corto Maltese, sans compter les films et les chansons.

N'ignorant rien de l'art de la navigation au XVIIIe siècle ni de l'histoire des jésuites, l'auteur a aussi enquêté sur l'actuelle mafia des chasseurs de trésors. Et il a même réalisé à bord de son voilier toutes les manœuvres effectuées par Coy, allant jusqu'à plonger pour explorer le site exact où il situe l'épave du Dei gloria. Usant d'un vocabulaire maritime ultra précis ajoutant à ce récit une saveur exotique et détaillant avec un souci de vraisemblance extrême les modes de calcul des marins, au risque de se montrer parfois fastidieux, il sait se faire lyrique dans ses descriptions de paysages et donner à son texte la tonalité musicale nostalgique du jazz tout en lui impulsant du rythme en alternant passages d'action et passages descriptifs ou informatifs. Il joue de plus avec grande subtilité des symboles prémonitoires, et ce dès le premier chapitre où les feux de la ville qui «passaient de l'orange au rouge à perte de vue» semblent annoncer que tous les indices sont rouge. Un avertissement dont le héros ne tiendra pas compte puisqu'il va justement commettre sa première erreur.

«LRDRH : Loi des Rencontres qui ne Doivent Rien au Hasard» : même si le destin de son héros semble d'emblée scellé par sa rencontre avec Tanger, l'auteur réussit à entretenir savamment le suspense durant près de six cents pages jusqu'au retournement final. Et comme Tanger n'a conté qu'à grands traits la partie indispensable de son histoire à notre auteur-narrateur – qui n'a de plus appris la fin de cette aventure que par les journaux – ce dernier y rajoute du sien, un peu comme ces antiques conteurs ou ces anciens cartographes qui «décoraient les taches blanches encore inexplorées». 

 

 

La carte sphérique - dont chaque chapitre est introduit par une citation extraite de livres ayant trait à la mer - nous emporte dans une odyssée nous ramenant à la mer originelle au travers de la littérature et des femmes.

Issu d'une famille de marins et né à Carthagène sur la côte murcienne, Arturo Pérez-Reverte, qui s'est enthousiasmé très jeune pour le chef-d'oeuvre fondateur d'Homère, est un amoureux de la mer et notamment de cette Méditerranée à la vaste mémoire sur laquelle le monde entier a navigué. Et ce roman est d'abord un magnifique et parodique hommage à la mer au travers de toute la littérature qu'elle a engendrée, comme l'annonce la citation d'Herman Melville en exergue du premier chapitre : "J'ai navigué par les océans et les bibliothèques". L'auteur s'y amuse ainsi à faire voyager le lecteur dans l'histoire et la culture de la mer, l'enserrant dans un dense réseau de références aux célèbres romans d'aventures qui ont enchanté sa jeunesse, ses personnages semblant souvent sortir d'un livre ou d'un film. Et malgré la véracité de nombreuses données et le réalisme de tous les détails contribuant à la crédibilité du récit, nous avons souvent l'impression de naviguer dans un rêve. Tout comme Moby Dick maintes fois cité, La carte sphérique est en effet aussi l’histoire d’une obsession qui fait vaciller les frontières du rêve et de la réalité.

Si Arturo Perez-Reverte s'inspire de L'Odyssée, cette histoire de mer et de femmes, il se réfère aussi au Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell, célébrant la mer et non cette cosmopolite ville égyptienne en lui empruntant sa Justine avec son personnage de femme fatale au nom de cité maritime.

«Pour rencontrer la femme il n'y a ni panneaux ni avertissements, tout est compliqué et vous naviguez à l'aveugle.» Essentialisant certes "la" femme d'un point de vue très masculin, l'auteur joue cependant de ce cliché du mystère féminin. Et avec son héroïne fascinante aux multiples facettes, beauté insaisissable et paradoxale qu'on ne peut jamais vraiment pénétrer, il nous convie à un voyage au travers des femmes. De toutes les femmes, de la jeune fille innocente à la garce arrogante, de la femme solitaire et vulnérable à la femme séduisante et dangereuse façon sirène ou "dame de Shangai" ou même de la femme monnayant son corps aux marins dans les ports à la Penélope attendant son héros.


Un impressionnant roman ludique mais aussi instructif s'avérant plus profond qu'il n'y paraît qui, empli de nostalgie, porte une réflexion sur la vie et la mort, sur la solitude et l'évolution de nos sociétés modernes. Et qui, au-delà d'une histoire divertissante, nous séduit surtout par la manière très élaborée et maîtrisée dont elle est racontée.
 

 

 

 

 

 

Le cimetière des bateaux sans nom, Arturo Perez-Reverte, traduit de l'espagnol par François Maspero, Seuil 2001, Points 2004, 568 p.

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Arturo_P%C3%A9rez-Reverte

 

              EXTRAIT :

 

On peut lire plusieurs pages du roman: ici

 

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Publié dans Fiction

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B
C'est toujours intense, Arturo Perez Reverte.
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