Les derniers Indiens, de Marie-Hélène Lafon

Publié le par Emmanuelle Caminade

Les derniers Indiens, de Marie-Hélène Lafon

Les derniers Indiens (Buchet-Chastel 2008), qui reçut le prix Marguerite Audoux, est un court roman resserré parfaitement représentatif de l'œuvre de Marie-Hélène Lafon, de son ancrage et de sa thématique comme de l'approche et du style singuliers de cette auteure.

 

«Les Santoire vivaient sur une île, ils étaient les derniers Indiens, la mère le disait chaque fois que l'on passait en voiture devant les panneaux d'information touristique du Parc régional des volcans d'Auvergne, on est les derniers Indiens.» (p.58 )

Situé dans son Cantal natal, dans ce "limon des origines" de la haute et rude vallée de la Santoire où l'auteure a grandi dans une famille paysanne catholique - propriétaire d'une ferme lui faisant honneur et possédant "la sorte d'orgueil qui va avec" (1) -, ce roman s'inspire de la conscience qu'avaient déjà ses parents dans les années 1970 d'appartenir à un monde "périmé" qui n'en finit pas de mourir. Sa propre mère avait ainsi coutume de dire qu'ils étaient les derniers Indiens (2).

Et la disparition de ce monde rural isolé dont elle est issue et son intérêt pour ces petites vies de paysans qui s'y déroulaient, étayés par une conscience aigüe du passage inéluctable du temps, s'avèrent le socle-même de l'écriture de Marie-Hélène Lafon. Une écriture n'ayant rien de régionaliste car pouvant, au-delà de ce "pays constitutif" qui l'habite, s'élargir à n'importe quel pays perdu et monde ancien finissant : à cette modernisation universelle balayant les traditions séculaires.

1) Cf Chantiers

2) Voir sa vidéo de présentation du roman : ici

 

Vallée de la Santoire

«Le nom de la famille, et de la rivière, était gravé au-dessus de la porte d'entrée de la maison, avec une date, 1857. Les terres des parents étaient à la mère, de son côté, le père n'avait rien à lui.» (p.73)

Le roman se déroule dans le huis clos oppressant de cette orgueilleuse ferme bruissant encore de ses morts – notamment de la voix de la mère, la dernière du nom - et grevée par la présence massive de tous ces objets accumulés (on ne jette jamais chez les Santoire !), par tout ce linge épais désormais inutile et ces lourds secrets enfermés dans de hautes armoires.

 

«Les armoires sont pleines. On ne va plus dans les pièces du haut ; on dort en bas, on vit en bas ; c'est assez grand, ça suffit pour deux.» (incipit)

Depuis la mort de leur mère Renée Santoire, fille unique qui avait épousé un ouvrier agricole pour perpétuer la ferme, Jean et Marie, frère et sœur voués au célibat par l'histoire familiale et derniers de la lignée, vieillissent en silence dans cette maison rétrécie ayant vu se succéder quatre générations.

Retranchés dans leur bastion, ces deux taiseux représentants d'une époque révolue peuvent néanmoins, outre par les journaux et la télévision, jouir de l'extérieur depuis leur mirador (2), cette «fenêtre de l'évier» donnant sur la cour à linge colorée des voisins - «tribu adverse» s'adaptant avec une vitalité exubérante à ce monde qui change sans eux :

«Depuis la mort de la mère leurs deux vies étaient comme une seule et longue pause trouée de gestes rares et nécessaires, parcourue de secousses imprimées au cours des jours par les voisins, leurs machines, leurs constructions, leurs enfants, leurs voitures, leurs bruits, leur musique, tout ce qu'ils inventaient de vivant.» (p.92)

Et si Jean semble parfaitement immobile, «posé» dans la cuisine, assis «au même endroit» à la place qui avait été celle du père, Marie «tournicote» et rumine, ressassant le passé et une vie totalement sous l'emprise de sa mère. Elle pense ainsi «à ceci ou à cela, au fils de la tante Léontine, aux voisins, à l'affaire de l'Alice ou à Jeanne, cette fille du pensionnat».... Des rengaines parfois traversées par des fantaisies de chaises ou de couteaux neufs glanées dans les catalogues, et hantées par le viol et l'assassinat de cette Alice qu'on avait retrouvée nue dans les bois l'hiver 1968 : un crime jamais élucidé dont le «feuilleton» l'avait distraite de l'agonie de Pierre, le frère aîné, et de sa mort quelques mois après.

 

2) Marie surtout qui, fascinée, assiste ainsi à la vie des voisins comme à une sorte de spectacle, mais aussi parfois Jean bien qu'il s'en défende

 

 

La narration à la troisième personne pose brièvement le décor au présent puis, très vite, se place du point de vue intime de Marie, s'infiltrant dans le train de ses pensées. Et pour ressasser avec elle ce passé, Marie-Hélène Lafon, toujours attentive à la valeur des temps, adopte alors une narration au plus-que-parfait en soulignant pertinemment l'aspect à la fois achevé et duratif. Sans compter la musicalité induite par l'abondance de ces sonorités en "ai" - celles de l'imparfait descriptif et répétitif s'y ajoutant - qui renforce l'unité et la fluidité du récit.

Toujours rétive à la linéarité, aux "temps dardés entre naissance et mort", l'auteure donne à son roman une structure spiralaire épousant les ruminations de Marie, recourant à des "temps mêlés, enroulés, immiscés" : "des ondes sismiques de temps qui traversent et travaillent au corps à la fois le texte et notre conscience de lecteur" (3). Un lecteur qui doit ainsi recomposer progressivement le fil de ces vies, ce qui donne un certain mystère, une certaine tension au récit.

Ce texte remémorant moult souvenirs épars est sans cesse relancé, revivifié par une sorte de leitmotiv revenant sur ce qui se passe d'étrange et d'étonnant, d'exotique, chez les voisins : les lessives des voisins, les boîtes à lettres des voisins, les déchets des voisins, les cheveux des femmes des voisins …

Et l'auteure laisse s'écouler le flux de ces ruminations, préférant aux chapitres de longs paragraphes intégrant naturellement les rares paroles au discours indirect libre. Tandis que, rythmant son texte par la ponctuation, elle aime user des courtes respirations  du point-virgule et placer savamment ses virgules, s'adaptant ainsi de manière saccadée aux émotions et soulignant certains éléments - insistance parfois renforcée par des procédés d'accumulation et d'énumération (4).

Ces différents effets sont ainsi obtenus avec une grande économie de moyens, l'auteure sachant de plus choisir avec sobriété les mots justes.

3) Cf Chantiers

4) Ex : "Pierre, l'aîné, le dru, l'enfant élu, désigné, l'héritier, le compagnon, le voulu, le premier, le seul, l'embrassé."


Tout en saisissant avec finesse les ravages psychologiques causés par une mère castratrice, Marie-Hélène Lafon nous livre un véritable document sociologique sur la vie et les valeurs d'une paysannerie moribonde.

Désignée par son statut hiérarchique (jamais précédé d'un adjectif possessif affectueux), "la" mère – dont nous ne connaîtrons que tardivement le prénom - règne sur la maison. Cette femme autoritaire emplie d'orgueil et de certitudes bienpensantes ayant déjà «écrasé» le père, a enfermé Jean et Marie dans une vision passéiste et des principes archaïques, les empêchant de vivre. Et son emprise persiste après sa mort :

«La mère ne partait pas, ses phrases tenaient, revenaient, tournaient dans les après- midi immobiles» : des expressions qui «mettaient en ordre», «donnaient des règles», «prévoyaient tout».

Si Pierre, le fils adulé, avait pu lui échapper essentiellement par la grâce du service militaire lui ayant fait découvrir d'autres horizons (5),  seule «la voiture avait été la liberté de Jean». Et Marie qui «ne choisissait rien» avait, elle, compris que «personne ne pouvait l'empêcher de suivre ses pensées. A condition de se taire».

Mais cette mère malaimante lui ayant volé jusqu'à son enfance ne lâche pas son emprise sur elle une fois défunte, venant contaminer ses rengaines dans lesquelles remontent  toutes ses vieilles paroles «qui étaient entrées et s'étaient déposées au fond d'elle en couches feuilletées, épaisses et durcies».

5) Il quitta ainsi la ferme pour travailler en ville comme ouvrier et se mettre en ménage avec une femme divorcée ayant des enfants, n'y revenant que pour mourir prématurément

 

 

Avec Les derniers Indiens, Marie-Hélène Lafon prend acte de la fin d'un monde, nous offrant un dernier témoignage de cette culture paysanne quasiment disparue.

Loin de toute vision surplombante, c'est avec un regard d'entomologiste que, dans une approche rappelant celle des films de Raymond Depardon (6), elle nous décrit au ras des individus et des choses cette antique manière de vivre et de penser : ce mélange d'austérité et d'orgueil.

Dans ce portrait d'une résistance inutile, elle pointe ainsi la solitude et l'isolement, la faible ouverture sur le monde de ces Indiens, leur attachement à ne pas exhiber leur vie privée et à taire leurs histoires de famille, leur respect de la tradition et des objets obtenus par un dur labeur et leur hostilité de principe à tout changement venant bouleverser les acquis de plusieurs générations. Une culture dont la rigidité s'affiche dans le contraste des mutations rapides apparaissant chez les voisins.

L'exubérante famille Lavigne se met en effet à faire de l'agriculture «comme en Amérique» et s'avère prompte à saisir toutes les opportunités comme celles du tourisme vert. Une famille nombreuse, bruyante et colorée, ouverte au changement et toujours pleine d'initiatives.

Et s'il n'y aura pas de cinquième génération pour hériter de la ferme Santoire, dès que Jean et Marie, déjà secs, s'éteindront, les voisins qui semblent avoir des vues sur ces terres «seront finalement comme des sortes d'héritiers».

6)https://www.lemonde.fr/cinema/article/2008/10/28/la-vie-moderne-depardon-cultive-son-jardin_1111978_3476.html

 

 

 

 

 

Les derniers Indiens, Marie Hélène Lafon, (Buchet-Chastel, 2008), Folio, 2009, 168 p.

 A propos de l'auteure :
EXTRAIT :
 

On peut lire le premier tiers du roman (jusqu'à la p. 65)  : ici

 

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Publié dans Fiction

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