Terre, mère noire, de Kristian Novak

Publié le par Emmanuelle Caminade

Terre, mère noire, de Kristian Novak

 

Terre, mère noire, paru en Croatie en 2013, est un impressionnant premier roman de Kristian Novak qui deviendra par la suite un écrivain reconnu dans son pays et s'imposera aussi à l'extérieur. Prix Tportal du meilleur roman croate de l'année, cet ouvrage ambitieux et puissant à la fois drôle et déchirant, servi par une grande maîtrise narrative, linguistique et stylistique, sera traduit en plusieurs langues et fera notamment partie (dans sa traduction américaine) de la sélection du Dublin Literary Award 2021.

L'auteur y embrasse avec beaucoup d'originalité et une fantaisie délirante la vaste et riche thématique de la vérité et du mensonge, de la réalité et de l'illusion. Il la développe notamment sur trois niveaux autour d'un même héros : au niveau intime d'un enfant de cinq ans douloureusement confronté à la mort de son père, à celui du couple formé par le jeune adulte, et au niveau collectif, à travers ce village du Medjimurje (1) - tant réel que métaphorique - où il a grandi dans une Yougoslavie communiste finissante puis une Croatie fraîchement indépendante, à l'aube du déclenchement de cette violente guerre fratricide qui durera jusqu'en 1995. Et il y aborde les mythes façonnant l'imaginaire commun, des antiques légendes encore persistantes dans les régions reculées aux idéalisations historico-politiques, tout en explorant les sources de la création romanesque dans une plaisante mise en abyme et en portant un grand intérêt au langage.

1) Région géographique et administrative délimitée au Nord par la rivière Mura, à la frontière de la Slovénie et de la Hongrie, et au Sud par la Drave

 

 

Tout va bien en apparence pour Matija Dolenćec, jeune romancier zagrébois à succès venant de nouer avec Dina une intense relation reposant sur la franchise et semblant promise à durer. Cette dernière accepte certes qu'un écrivain invente des histoires en se nourrissant de la vie des autres, et pourrait même surmonter son agacement envers un homme embellissant les choses et se donnant le beau rôle pour briller en société, mais que cet homme aimé mente au sein du couple s'avère impardonnable. Et quand elle s'aperçoit que Matija lui ment sur son passé et qu'elle ignore qui il est vraiment, elle le quitte sur le champ.

Si Matija s'invente des souvenirs d'enfance, finissant par croire à ses propres mensonges, c'est qu'il a complètement refoulé la période antérieure à son déménagement à Zagreb à l'âge de huit ans (suite à une série de suicides inexpliqués dont le huitième et dernier était celui d'un petit garçon nommé Franjo Klanc). Mais qui pourrait croire cela ?

Quand, deux ans après leur séparation, le héros désemparé réussit enfin, après une longue panne d'inspiration, à finir le manuscrit de son troisième roman, il le donne à lire à ses «cobayes» habituels dont le verdict négatif est unanime. Désespéré, il veut abandonner l'écriture mais sa sœur aînée le sermonne car il y a bien plus malheureux que lui, comme ce jeune chimiste universitaire ignorant encore qu'il n'a plus que trois mois à vivre.

Fasciné et bouleversé par cette mort imminente lui en remémorant sans doute inconsciemment une autre, Matija s'arrange pour rencontrer Stejan Hećimović et, au fil de la discussion, il découvre soudain la véritable cause de ces dépressions suicidaires "medjimurjiennes". Tous ses souvenirs enfouis remontent alors à la surface et, parce que Dina doit connaître la vérité - et qu'il espère aussi pouvoir la reconquérir -, il se met à écrire pendant trois jours d'affilée, confessant avec une absolue sincérité sa détresse d'enfant solitaire rongé par la culpabilité et perdu dans un monde imaginaire effrayant, tout en décrivant l'intolérance et la violence, la cruauté et l'hypocrisie qui régnaient dans ce petit village du fin fond du Medjimurje...

 

 

Le roman entremêle étroitement vérité et mensonges, réalité, illusions et fantasmes, ce constant effet de brouillage se répercutant également sur le genre et la chronologie du récit, tous les éléments désarticulés de cette histoire finissant par s'assembler, à l'instar de «toutes les pièces de la vie disloquée» de son héros. Et Kristian Novak y suscite habilement d'emblée la curiosité du lecteur amateur d'énigmes, les titres mystérieux donnés à ses trois parties l'aiguisant encore !

Un prologue en forme de rapport d'enquête anthropologique et sociologique nous amène ainsi paradoxalement en aval de cette histoire. Analysant cette vague mystérieuse de suicides et les explications qu'en donnent vingt ans après les habitants, il témoigne - à défaut d'élucider l'affaire - de la richesse de l'imaginaire collectif, beaucoup d'hypothèses comportant une part de surnaturel. Un imposant manuscrit envoyé début juin 2011 par un certain M.D. devrait cependant donner la clé, totalement inédite, de cette épidémie dépressive...

Narrée à la troisième personne, la première partie, Collecteurs de matières, se déroule à Zagreb dans une Croatie citadine ayant accédé à la modernité, l'auteur ironisant sur le consumérisme et les stratégies de marketing. Le narrateur s'y attache à cet affabulateur charognard qu'est par essence le romancier Matija, et qu'il se révèle être aussi dans le cercle de ses amis et au sein de son couple pourtant uni par une grande complicité amoureuse. Et il évoque d'abord les deux chocs profondément humiliants qui, à deux années d'intervalle, ont fait sombrer ce héros auquel tout semblait sourire dans un gouffre existentiel. Le récit s'ouvre ainsi début janvier 2011 sur une conversation de Matija avec son amie Gita, dont la sentence sur ces «350 pages imprimées en interligne 2» supposées devenir son troisième livre finit de l'achever : «Après deux livres vraiment bons, t'as pondu un mauvais texte. Si tu veux mon avis, c'est toujours mieux que si tu n'avais rien écrit après...» Et Matija se retrouve «tout aussi perdu que les deux années précédentes».

Laissant la part belle aux dialogues et aux retours en arrière, la narration avance de manière un peu chaotique à l'instar de l'esprit perturbé de son héros, la moitié des dix chapitres étant consacrés à la joyeuse et tumultueuse relation de Dina et Matija nouée à l'automne 2008 qui, brutalement interrompue, a fait se raccrocher ce dernier à l'écriture de son troisième roman comme à une bouée de sauvetage. Quant aux derniers chapitres, ils nous content l'errance du héros une fois ses espérances littéraires détruites, jusqu'à ce qu'un mot prononcé par ce malheureux Stejan Hećimović, s'inscrivant à rebours dans son esprit, réveille son passé et lui fasse se remémorer une étude scientifique qu'il avait survolée, sans se sentir vraiment concerné, dans l'agence gouvernementale de calculs pour laquelle il travaille ... Tout s'éclairant, il commence alors à reprendre pied : «Il n'était pas heureux, le mot eût été trop fort. Il était simplement lucide et avait l'esprit clair.» Et il se lance compulsivement dans l'écriture de ses souvenirs dans un récit autobiographique à la première personne destiné à Dina, qui constitue l'essentiel de Terre, mère noire.

 

Il est impossible de raconter les événements singuliers et en partie épouvantables de mon enfance sans commencer par une légende qui a persisté chez les habitants du haut Medjimurje.

(incipit du ch.1, partie II)

Retraçant avec le recul de l'adulte les tristes événements de son enfance, Matija retrouve son ressenti d'alors dans ce petit village du Medjimurje. Un village auquel l'auteur, plaçant le récit sous l'emprise des légendes, donnera ironiquement une dimension symbolique, reprenant notamment le mythe originel d'une terre paradisiaque peuplée par les hommes les plus hospitaliers et les plus pacifiques qui, assaillis par de cruels sauvages venus du Nord de la Mura, les repoussèrent avec l'aide des anges de Dieu dans ces collines boisées où ils «errent des bougies à la main, attendant le jour de la vengeance».

Remontant à 1988, cette seconde partie, Comment dessiner l'E-D-U-T-I-L-O-S ("la solitude" lu à l'envers), s'avère particulièrement touchante. Kristian Novak nous y entraîne avec dérision et de manière très évocatrice dans l'univers "medjimurjois" haut en couleurs de la Yougoslavie communiste, dans ses paysages, ses mentalités et ses croyances. Et, avec beaucoup de sensibilité, il nous y fait pénétrer le monde imaginaire irrationnel et tourmenté de son héros tout en éclairant la cruauté des enfants du village entre eux et la pression du groupe. Cernant de manière imagée les naïves représentations du monde d'un petit garçon de cinq ans (2), il sait exprimer très concrètement ses désirs et ses peurs, son désarroi et sa souffrance.

Redoutant ses camarades d'école si prompts à se liguer pour se moquer des autres, même si parfois il rit pour faire comme tout le monde, Matija peine à se faire des amis. Et, persuadé qu'il est responsable de la mort de son père car dans un accès de colère il avait un instant souhaité qu'il n'existe pas, il refuse de croire à sa mort, s'enfonçant dans le déni : «L'idée que je l'avais tué hoquetait dans ma tête depuis des jours et je la noyais dans la conviction qu'il n'était pas mort.» Monde réel et monde fantasmé - alimenté par toutes ces légendes racontées par sa grand-mère aimée – semblent alors s'inverser, la réalité du monde extérieur avec ses non-dits et ses faux-semblants s'avérant pour lui une vaste mise en scène à laquelle participe tout le village. Tandis que dans son monde intérieur biscornu s'incarnent de fantastiques et terrifiantes créatures qui le harcèlent de manière très réelle même s'il est le seul à les voir.

L'auteur met ainsi remarquablement en lumière l'extrême solitude de cet enfant manquant d'amis de son âge et n'ayant pas les mots pour formuler ce qu'il ressent et trouver de l'aide chez des adultes incapables de le comprendre. Enfermé dans son monde, imaginant son père prisonnier tant de la milice que des fayes (sortes de sirènes) de la Mura ou des follets de la forêt, son héros va alors s'acharner à le chercher, prêt à tout pour le faire revenir ...

2) Un enfant qui croit notamment que la Mura et la Drave coulent en sens inverse et que le Medjimurje est une île, ou que les vers de terre deviennent  des serpents en grandissant ...

 

Penalty-shot de Rok Biček

 

La troisième partie, Boîtes de rage, démarre deux ans et demi plus tard dans un pays en plein bouleversement politique. De tonalité très sombre, elle nous plonge dans l'enfer de cette terre du Medjimurje semblant devenue maudite, toxique, et dans le combat inégal et poignant de l'innocence et de la bonté face au mal.

Matija, qui a enfin accepté la mort de son père, va mieux car il a un ami, certes un peu simplet mais avec lequel il peut tout partager. Mais l'épidémie de suicide touchant des personnes qu'il a croisées et qu'il n'aimait guère vient raviver sa croyance au pouvoir mortifère de ses pensées et son sentiment de culpabilité. Les créatures fantastiques qui le menaçaient n'ont pas disparu mais elles ont changé de statut et l'aident à aiguiser sa lucidité et discerner la vérité des choses. Seul à voir la violence et la perversité du monde, il s'enrage alors de l'aveuglement des adultes et de son impuissance. Une impuissance qui, se doublant d'une petite trahison vénielle, lui fera porter à jamais (3) le lourd fardeau du dernier suicide : celui de cette victime expiatoire de la méchanceté des hommes.

 

La Terre-mère de Kristian Novak n'a rien ainsi de la mythique «Terre de Dieu» et dans ce récit se déroulant dans un petit village emblématique du pays, l'auteur s'amuse, au travers du regard naïf de son jeune héros, à déconstruire les mythes. A commencer par celui d'une Yougoslavie communiste heureuse et égalitaire reposant sur «les deux grands mots» socialisme et camaraderie. Et il met l'accent avec humour sur cet endoctrinement et ce contrôle, piliers du régime. Alors que Matija vit tout autre chose, il apprend ainsi, comme tous les enfants de l'école maternelle, «qu'aucun pays n'était meilleur ni plus beau que la Yougoslavie car ici nous étions heureux et égaux.» Tandis que «la camarade» leur demande qui d'entre eux va à l'église et note les noms de ceux qui y vont, «jusqu'à ce quelle comprenne qu'il était plus facile de noter les noms des deux qui n'y allaient pas». Et quand le héros cherche désespérément son père - qui comme beaucoup allait travailler en Allemagne -, c'est à la milice qu'il se rend pour dire que ce dernier n'y fréquentait pas les messes croates «(où on distribuait des tracts contre la Yougoslavie)».

Après l'avènement de la Démocratie (avec les premières élections multipartites en avril 2011), les nationalismes s'exacerbent et la situation se tend, les Croates étant désormais «contents de clamer à la gueule des Serbes qu'ils étaient cathos». Le mythe unitaire d'une Yougoslavie intercommunautaire et fraternelle a vécu et, une idéologie en remplaçant une autre, Matija trouve attrayant le «nouveau récit national» : «Nous étions les descendants de la famille royale des Tomislav, un peuple différent des Bosniaques et des Serbes mal élevés, mal rasés et crasseux, plus proches des Allemands et des Américains que des Russes ou des Turcs».

3) Comme l'indiquent les clins d'oeil de l'avant-dernier chapitre de la première partie et du titre  de la seconde (que le lecteur ne pourra comprendre que dans la troisième), ainsi qu'une remarque  du prologue et  de l'épilogue

 

Ruines de Vukovar

 

Ces trois parties vont s'assombrissant, partant d'une tonalité drôle et enjouée pleine d'allant pour s'enfoncer peu à peu dans la noirceur la plus désespérante. Mais l'épilogue, fermant la boucle en nous ramenant en 2011 (peu avant la fin du prologue !), ouvre la possibilité d'une issue heureuse à cette histoire de résilience par l'écriture et l'amour. Et si la noirceur domine dans ce roman hanté par la mort et éclairant les horreurs habituelles du monde, Terre, mère noire n'a rien pour autant de pesant. Car l'auteur, outre qu'il y décline un humour constant aux tonalités variées, recourt à de nombreux dialogues s'adaptant aux lieux, aux situations et aux personnages, ce qui rend son récit très vivant.

Après un prologue totalement imprégné de langage statistique et bien différent d'un préambule, la première partie s'ouvre "in medias res" sur un dialogue et les réparties cinglantes des amis puis des deux amoureux, usant d'une langue jeune à la fantaisie souvent loufoque, tiennent du ping-pong verbal, l'excentrique Dina s'y montrant pleine de créativité : «Dina introduisait dans la conversation des rimes sans queue ni tête, répétait le dernier mot prononcé et rimait avec sans se soucier de la logique ».

Dans les deux parties suivantes, la langue du narrateur adulte tranche avec les dialogues initialement en dialecte donnant couleur locale - éditrice et traductrice ayant pertinemment fait le choix de rendre ces différents dialectes très prégnants dans le Medjimurje "au travers de registres et autres indices sociaux". Et les jeunes du cru s'y distinguent par la violence sexiste de leur langage : «J'lai torgnolée, talochée un coup. T'aurais vu comment qu'elle a baisé après ça».

A cela s'ajoutent de nombreux dialogues naïvement à hauteur d'enfant qui sonnent très juste. Sans compter le discours idéologique déphasé enfermant la camarade institutrice et les militants des différentes causes...

 

Kristian Novak est linguiste, ce qui transparaît aussi dans nombre de remarques concernant la manière de nommer les choses. Il nous fait ainsi mesurer l'écart entre la réalité et les mots que l'on met dessus et souligne les ambivalences du langage, facteur de communication mais aussi d'isolement et pourvoyeur de vérités comme de mensonges. 

Le jeune Matija n'a pas encore de mots à mettre sur toutes les choses qui l'entourent et il commence seulement à apprendre à lire : «J'apprenais lentement à lire, ces formes parfaitement mystérieuses m'intéressaient car je comprenais qu'elles recélaient des significations qui m'étaient cachées». Il est ainsi handicapé tant pour communiquer que pour comprendre le monde qui l'entoure. Et à la milice, il attend sans sourciller dans la file pour «l'immaticulation des éicules». Ayant appris à lire, il communique souvent avec le jeune Franc en mettant les mots à l'envers dans un langage scellant leur amitié et qu'ils sont les seuls à comprendre … Tandis que, de manière très drôle, Dina et Matija donnent d'autres noms aux objets qui les entourent et partagent un «glossaire intime», se donnant même de tendres et moqueurs surnoms les unissant dans un même «tissu conjonctif» tout en les isolant : «Ils avaient renommé la moitié du monde, et le risque planait qu'un jour personne ne puisse les comprendre».

Dans ce Medjimurje, chez les enfants comme chez les adultes, le vrai nom est supplanté par un surnom. Matija est ainsi étonné d'apprendre que quelqu'un s'appelle Vajnć alors que tout le monde le connaissait sous le nom de Mort-aux-rats. Et il redoute d'être affublé d'un surnom méchant par ses camarades d'école (du genre Bouillase, la Schlingue, ou Charogne...) car «le surnom se collait comme de la résine à celui qui le portait». Suite au changement de régime par ailleurs, seuls les noms changent, on ne dit plus "salut" à l'école mais "bonjour" et "la camarade" devient "l'institutrice"...

 

Avec Terre, mère noire, sixième publication depuis leur fondation, les éditions Les Argonautes, confirmant leur exigence littéraire et n'hésitant pas à explorer les langues rares, nous font ainsi encore découvrir un roman marquant de la littérature européenne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Terre, mère noire, Kristian Novak, traduit du croate par Chloé Billon, Les Argonautes, 6 octobre 2023, 350 p.

 

A propos de l'auteur :

Kristian Novak est linguiste et professeur agrégé à l’université de Rijeka. Depuis sa  publication en 2013, son premier roman Črna mati zemla (Terre, mère noire ) a été adapté pour le Théâtre national croate ainsi qu'au cinéma par Rok Biček, et il est devenu un auteur star dans son pays. Traduit en plusieurs langues, ce roman lui a également donné une reconnaissance internationale.

A propos de la traductrice :

Chloé Billon est une traductrice littéraire et interprète du bosniaque, du croate et du serbe. Elle est lauréate du prix de la traduction Inalco 2020.

 

EXTRAIT :

 

On peut feuilleter les premières pages (p.11/28) : ici

 

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Publié dans Fiction

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