En aveugle, de Eugene Marten

Publié le par Emmanuelle Caminade

En aveugle, de Eugene Marten

Après Ordure (1), les éditions Quidam publient aujourd'hui le premier roman  d'Eugene Marten (2), d'une tout autre ampleur, toujours traduit de l'américain par l'écrivain Stéphane Vanderhaeghe : un livre puissant et poignant porté par une écriture éblouissante.

En aveugle est un roman sur l'enfermement, le changement et la rédemption dont la profonde noirceur est pénétrée de lumière. Centré sur le retour d'un homme seul et brisé dans une ville en pleine mutation et sur ses tentatives de reconstruction, c'est un roman psychologique et social qui s'attache à l'homme intérieur qu'est son héros-narrateur tout en éclairant la misère, la violence et la déshumanisation de nos sociétés modernes au travers de cette ville américaine qu'il arpente et des personnes qu'il y croise. Un roman se déroulant dans l'univers mécanique précis de la serrurerie auquel Eugene Marten donne une fascinante dimension allégorique et métaphysique.

 1) Version française de Waste (Ellipsis Press, 2008)

2) In the Blind, Turtle Press, 2003  

 

 

A l'aube du troisième millénaire, le héros, tout juste libéré de prison sous contrôle judiciaire, revient après six ans d'absence à Cleveland (3), ville portuaire de l'Ohio qui fut lourdement touchée par la désindustrialisation. Mais, enfermé en lui-même, il n'est pas libre pour autant. Profondément marqué émotionnellement et même physiquement par les épreuves traversées lors de son incarcération et par sa responsabilité dans cet événement destructeur ayant entraîné sa condamnation, c'est un autre homme perdu dans un autre temps : «Tout était désormais différent. Tout se débitait en hiers et demains. J'étais habitué à autre chose, moi, une sorte de continuité, certes émaillée de nuits et de jours, mais un truc qui ne faisait qu'un.» Un autre homme qui se retrouve dans une ville qu'il a du mal à reconnaître : de nouveaux immeubles imposants se sont élevés, un vaste stade finit de s'ériger sur la rive du lac Erié tandis que la jetée où il aimait autrefois aller observer les navires et leur coulure de lumières au loin dans la nuit a été réaménagée… Et il doit affronter de toutes parts un environnement hostile (4).

3) Ville non nommée mais beaucoup décrite et très aisément reconnaissable, qui est de surcroît la ville où a grandi l'auteur et où il vit

4) Traverser la rue n'est ainsi «pas une mince affaire, tous ces gens et tout le monde un téléphone en main» et il est assailli par des bruits multiples jusque dans son logement malodorant infesté de cafards dont la climatisation surdimensionnée semble déréglée ...

 

 

 Ayant peu d'argent en poche, il commence par s'installer dans un logement sordide pour bénéficier d'une adresse, sésame de toute embauche, de toute réinsertion. Un peu par hasard ou signe du destin, il trouve un emploi dans une petite entreprise familiale syrienne spécialisée dans la vente de serrures et la fabrication de clés et surtout dans les dépannages, dont le patron (un homme mystérieux et généreux ayant lui aussi de nombreux problèmes - tant domestiques que professionnels - à régler pour avancer) lui fait confiance, lui donnant une nouvelle chance.

Ce héros solitaire et taiseux, mal à l'aise avec les gens, apprendra ainsi sur le tas les secrets du crochetage avec l'aide d'Ibrahim et de son frère Yusuf, s'attaquant à des serrures de plus en plus complexes. Un travail à tâtons, en aveugle, qui nécessite une intense concentration « tête enfoncée dans l'étroit silence de la serrure» pour écouter ce qu'elle «essaie de dire ». Pour comprendre le mécanisme précis de chacune et trouver le «chemin de clé» permettant son ouverture.

Ce travail s'apparente pour lui à une quête existentielle et parfois même à une prière et, en sondant ce trou noir qu'il est lui aussi, il se rapprochera de lui-même et sera conduit à s'accepter. Trouvant ainsi la grâce l'empêchant de sombrer dans le néant, il se libèrera de ce passé qu'il avait d'abord enfoui - l'hiver n'ayant été qu'un «passage obligé vers le printemps. Parce que l'hiver tue ces choses à l'intérieur qui ont besoin d'être tuées ne serait-ce qu'un temps, jusqu'à ce que vous soyez à nouveau apte à vivre avec». Et, sillonnant la ville pour dépanner de nombreux clients très divers, il reprendra progressivement contact avec les autres (5) et avec le monde : sa dureté comme sa beauté.

5) Une évolution que l'on note particulièrement dans son rapport aux femmes, au sexe (le héros passant du visionnage solitaire de vidéos en cabine fermée, à l'acceptation d'avances puis à la recherche de contact)  

 

 

Le héros-narrateur déambule dans cette grande ville comme un étranger, portant un regard acéré non dépourvu d'humour sur cette société de liberté et d'abondance illusoire qu'elle tente de refléter sans réussir à masquer la vie miséreuse de nombre de ses habitants (6). Il ironise ainsi par exemple sur la multiplicité des plats proposés à ces derniers au fast food, sur ces possibilités de choix ne pouvant «compenser toutes ces options que la vie leur avait refusées». Il nous décrit une société moderne où chacun est rivé à son portable et où règne l'indifférence, évoquant même la mort solitaire, enfermé dans son appartement, d'un homme dont les voisins ne savaient pas grand chose et n'ayant été pour eux «qu'une bande de lumière au bas d'une porte». Une société n'ayant plus taille humaine où le lien social se désagrège et la chaleur du contact disparaît. On vous parle ainsi derrière une vitre à travers un hygiaphone dans une agence d'emploi tandis que les annonces se font par hauts-parleurs dans la salle d'attente d'une clinique, ou que pour commander au Burger King, il suffit d'appuyer sur les petites images de la borne …

Et l'avenir qui se profile n'est pas réjouissant avec l'entrée dans l'ère électronique, numérique et biométrique conduisant à la disparition des systèmes mécaniques. Une évolution frappant durement la serrurerie, métier en pleine transformation comme bien d'autres. Plus besoin de clés ! Un lecteur électronique remplaçant le chemin de clé, il faudra bientôt «crocheter une serrure sur le plan quantique, là où Dieu ne s'en mêle plus, où ce sont des molécules qui en ouvrent d'autres.»

6) Le héros croise ainsi notamment mendiants et alcooliques...

 

Cleveland Clinic

Ce héros peinant à trouver le sommeil ou dont les nuits sont envahies de rêves va sortir du noir qui l'habite et aller vers la lumière, vers le monde. Il va se relever de sa chute et réapprendre à vivre sans peur, à respirer (7). Un parcours rédempteur annoncé par l'auteur dès l'épigraphe (8) et se reflétant dans la construction du roman.  En aveugle s'ouvre en effet sur un merveilleux chapitre nocturne prémonitoire à la dimension hautement symbolique se distinguant par ses caractères italiques. Dans une sorte de récit indirect brisant la solitude du "je" du héros-narrateur et semblant l'inciter à se tourner vers le monde, ce chapitre étrange et plein d'espoir nous fait entendre une voix protectrice rassurante qu'il semble porter en lui, la voix de celle qui lui fit toujours confiance :

«Nous regardions par la fenêtre.

Là-bas au loin disait-elle qu'elle me racontait.

Le monde, disait-elle qu'elle me disait.»

Et ce héros croyant grâce à elle au retour du soleil va se réveiller par un lumineux matin à la fin du dernier chapitre du roman, il va marcher dans la ville et rejoindre un flot de gens marchant dans la même direction : «c'était un soulagement d'être enfin, et pour une fois, en accord avec les autres.»

Entre ces deux chapitres encadrant son parcours, la progression du récit s'avère linéaire, entrecoupée néanmoins de plusieurs flashes-back ou de courtes incises remontant à des épisodes antérieurs. Dans une alternance d'obscurité et de lumière, nous emboîtons ainsi le pas au héros dès son arrivée à la gare routière en été, passons avec lui l'automne et l'hiver et le quittons au début du printemps, quand les arbres commencent à reverdir. Et si la narration se fait à la première personne et au passé, l'auteur sait user de manière signifiante le présent et le "tu" quand son narrateur restitue longuement au lecteur, dans toute sa violence, ce vécu en prison l'ayant marqué de manière indélébile dans sa chair comme dans son esprit. Tandis qu'une phrase déclinée en un leitmotiv obsessionnel (ne se précisant que peu à peu) dit son impossibilité à oublier totalement sa faute et sa vie d'avant.
L'intrigue principale, assez ténue, tient uniquement au mystère entourant le passé du narrateur, l'auteur tenant le lecteur en haleine en ne le divulguant que par morceaux épars. Certains éléments de l'environnement dans lequel évolue ce héros ou certaines rencontres font ainsi surgir ses souvenirs et il réussit peu à peu à oser se dévoiler. Une subtile intrigue policière, sans enquête ni même véritablement d'énigme (car noyée dans une narration très elliptique) viendra de plus habilement relayer la première et redynamiser le roman une fois le puzzle du passé du héros reconstitué, n'apparaissant pleinement que peu avant sa résolution.

7) Le motif de la respiration est ainsi très prégnant tout au long du livre et notamment dès le second chapitre (cf 2ème extrait)

8) Une citation en arabe (langue de celui ayant fait confiance et donné une nouvelle chance au héros) : une prière pour les morts demandant pardon et miséricorde à Allah afin que, préservé des "supplices de la tombe", le défunt ait une nouvelle et meilleure vie au Paradis

 

 

Eugene Marten fait entièrement confiance à l'intuition et à l'imagination du lecteur, lui laissant la liberté de compléter, deviner et peaufiner son histoire en lui donnant tout son sens. Il ne précise pas l'apparence extérieure ni ne nomme le héros qu'il charge de la narration, et tout juste donne-t-il un prénom aux personnages qu'il côtoie – deux même pour l'ambivalente Doris ou Rikki. Quant aux nombreux clients, ils sont réduits à un trait saillant (ou parfois à leur métier) : «l'homme au journal», «le type dont le fils était probablement un génie», «la femme qui avait perdu ses clés dans le lac», «la femme à la bandoulière», «la danseuse »…

Malgré son extrême précision, cette écriture condensée dont le rythme épouse le propos est pleine de non-dits, l'auteur jouant de l'implicite et préférant suggérer en disséminant d'infimes détails qui révéleront par la suite leur importance, ainsi qu'en tissant un réseau de motifs enserrant le lecteur, de petits mots dont la dimension symbolique permet une lecture à deux niveaux. Il met ainsi ce dernier à contribution, tout en entretenant une atmosphère mystérieuse et un certain suspense.

L'auteur use de plus d'une grande variété langagière, faisant voisiner la langue technique de la serrurerie (mais aussi dans une moindre mesure des termes spécifiques à la médecine ou aux bateaux), le parler "petit nègre" d'Ibrahim ne maîtrisant pas la langue de son pays d'accueil et un langage oral simple et familier. Il a de plus l'art d'utiliser cette langue courante de manière parfois inhabituelle, surprenante, et de manier avec brio une ironie froide. Il réussit ainsi à rendre le chaos interne du héros (la difficile confrontation de son monde intérieur avec le monde extérieur) comme celui d'une ville (avec son insécurité inhérente) dans une scène d'anthologie (9) entremêlant avec virtuosité le récit du héros en conversation avec une cliente entrée dans la boutique (10) et les bribes d'une conversation (11) parallèle venant le parasiter. Une scène intense et désopilante traduisant de plus avec justesse la cacophonie du réel dans toute sa banalité.

En aveugle est ainsi un roman marquant à l'écriture stimulante dont le contenu et la forme sont en parfaite symbiose.

9) Cf 3ème extrait en fin d'article

10) Voulant changer sa serrure car on a forcé la porte d'une femme habitant la rue juste en face et s'en est pris à elle

11) Ou plutôt d'un monologue, le type dont le fils est probablement un génie continuant de s'adresser, intarissable, à l'homme au journal (un autre habitué de la boutique) même si ce dernier ne semble pas lui répondre

 

 

 


 

En aveugle, Eugene Marten, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam, 5 janvier 2024, 296 p.

 

A propos de l'auteur :

Eugene Marten est né en 1959 à Winnipeg, Manitoba. Il vit à Cleveland, Ohio. Il est l’auteur de cinq romans En aveugle (Quidam 2024), Ordure (Quidam, 2021), Firework (Tyrant Books, 2010/2018), Layman’s Report (Dzanc Books, 2013). Pure Life (Strange Light, 2022).
Remarqué par le célèbre éditeur américain Gordon Lish, Marten a reçu le soutien d’auteurs comme Sam Lipsyte, Brian Evenson, ou encore Blake Butler, qui tous parmi d’autres vantent l’économie et la précision de son écriture. Loin des tendances maximalistes qui ont fait les beaux jours de la littérature américaine contemporaine (de Thomas Pynchon à D.F. Wallace, par exemple), l’œuvre de Marten joue sur l’ellipse, l’implicite, le non-dit pour décrire une Amérique peu reluisante, se complaisant dans sa propre médiocrité. De texte en texte, Marten ausculte la part sombre et occultée du rêve américain, auquel ses personnages aimeraient prétendre sans jamais y parvenir.
(Quidam éditeur)

 

EXTRAITS :

 

p. 11/12

Rien qu'une fine tige de métal, pas plus longue que le doigt.
Une fine tige de métal, avec à une extrémité une boucle pour donner prise, l'autre aplatie et fendue. Elle me raconta ce qu'il y avait à en raconter – jusqu'au bruit que ça faisait et le sang que ça faisait parfois couler. Elle me raconta qu'une languette était introduite dans la fente et que si on tournait la boucle un ruban de métal, voire le couvercle carrément, venait s'enrouler autour de l'autre extrémité. Je ne crois pas que ce soit encore la façon dont on ouvre une conserve de graisse alimentaire. Ni une boîte de sardines. Je crois que plus personne n'ouvre quoi que ce soit de cette manière.
Elle raconta d'autres choses encore : que je savais marcher, que je dormais dans un lit, que j'avais appris à parler mais que je n'avais pas grand chose à dire. Elle me disait de quoi j'avais peur.

Elle me raconta tout cela sur mon compte, et certaines choses n'ont pas beaucoup changé.

(...)

C'est la nuit, me racontait-elle que cela se produisait.

Au petit matin, disait-elle, c'est là que je me réveillais, si du moins j'avais dormi, et que je sortais du lit pour aller à sa recherche. A errer dans le noir de la maison assoupie, me jeter sur les ombres tel un rôdeur. Couloir, salle de bains, escalier – j'allais partout sans jamais allumer la moindre lumière. Peut-être y avait-il une lune. Je cherchais jusqu'à ce que ma recherche les tire du sommeil ; alors elle venait à moi. J'aurais pu être n'importe qui. J'aurais pu être quelqu'un venu prendre quelque chose, venu tout prendre, mais elle savait qui j'étais, disait-elle. Elle n'avait pas peur.

Escalier, salle à manger, salon, cuisine.

Ca se répétait toutes les nuits.

(…)

 

p.21/23

(...)
*
Immeuble de taille moyenne, qui virait au gris en s’écaillant. Avant, le rez-de-chaussée hébergeait un restaurant chic, avec voiturier. C’était désormais une épicerie, avec des prix tout aussi chic. Il y avait eu une piscine sur le toit, des rets de lumière pulsatile dans la mémoire de quelqu’un. Entre les deux, des chambres à louer à la semaine ou au mois. Ce que m’a expliqué cette femme derrière le bureau de la réception située dans le hall. Petite, flétrie, robe à fleurs sans manches, le genre de truc qu’on porte chez soi. Des épingles en métal lui plaquaient les cheveux sur le crâne – plus de métal que de cheveux. Un tube en plastique transparent allant de son nez à une bonbonne verdâtre à côté d’elle. La bonbonne sur un chariot roulant. Elle m’a précisé combien, et pour quoi.
«Vous pouvez cuisiner dans la chambre, a-t-elle dit. Pas d’animaux par contre.
— Pas de drogues non plus, et les putes on oublie», a fait le gars qui était avec elle à la réception. Il était assis sur une chaise tenant en équilibre sur les pieds arrière, portait une chemise grise et un pantalon foncé. Il pouvait avoir vingt-cinq comme cinquante ans. Un nom cousu au niveau du cœur.
Elle a tourné la tête aussi loin que le tube le lui permettait : «Sauf si c’est pour toi qu’il les ramène, hein ? » Elle a posé les yeux sur moi. «Vous êtes pas une de ces brutes qui sont à la fac, si ?»
Je me suis demandé pour l’écharpe qu’elle avait nouée autour du cou. On entendait le bruit de sa respiration quand elle parlait, comme s’il y avait quelqu’un d’autre. J’ai demandé s’il fallait un dépôt de garantie.
«Une semaine de loyer si vous restez à la semaine, a-t-elle dit. Un mois si au mois. Plus cinq dollars de caution pour la clé.» Ça représentait la moitié de tout ce que j’avais, mais c’était ça ou tenter de trouver un refuge, ce dont je n’avais aucune envie. J’ai demandé à voir.
Elle s’est retournée pour prendre une clé. Le tube s’est tendu mais la maintenait en ce monde. Elle le tenait en place d’une main, a dit qu’il lui en fallait un plus long.
«Sans commentaire», a fait le type de l’entretien en se levant de sa chaise.
«Pas dans tes cordes, de toute façon», a-t-elle rétorqué. Ç’aurait pu faire partie de leur routine mais ils ne se souciaient pas de savoir si ça me faisait rire. J’ai laissé ma boîte à la réception.
L’ascenseur nous a emmenés jusqu’au sixième. Le blanc sur les murs était passé, le lambris marron. De la moquette au sol, étouffant une sorte de crépitement semblable à des os enterrés. J’entendais un peu trop bien les téléviseurs, ce téléphone qui sonnait dans le vide. Ça sentait la clope, la javel, la moquette et comme une odeur permanente, type restes de nourriture – pas que de nourriture d’ailleurs, mais de tout ce qui peut traîner.
La chambre était aussi prête qu’elle pouvait l’être, et plus propre que ce à quoi je m’attendais. Le petit couloir dans lequel on pénétrait servait aussi de cuisine. La moitié d’un frigo, la moitié d’une cuisinière équipée de deux plaques électriques, le tout engoncé dans un recoin en face de la salle de bains. Puis un lit simple, chevet, commode, table ronde et deux chaises. Une autre nuance de blanc. Et toujours cette odeur de moquette. Une clim surdimensionnée avait été fichée dans le mur juste sous la fenêtre. Sous ce qui faisait office de vue.
«Je viens de remettre du fréon», a lancé le type de l’entretien. Il l’a mise en marche. Ça faisait un boucan d’enfer et dégageait une odeur à t’irriter l’arrière-gorge, mais ça fonctionnait. Il n’y avait rien à décider mais je me disais que je ferais mieux de continuer encore un peu à faire comme si – toucher, ouvrir, refermer. J’ai ouvert le robinet de l’évier dans la cuisine. Qui s’est mis à gronder et à trembler avant de recracher un cafard. J’ai laissé couler l’eau et la bestiole a commencé à grimper sur le côté de l’évier. Elle s’en serait tirée, alors je l’ai repoussée un peu et le tourbillon l’a entraînée dans la canalisation.
«On traite une fois par mois, a fait le type de l’entretien. On vous prévient à l’avance.
— Et le bruit ?
— Dalles en béton. Vous entendrez rien.»


 

p. 95/96

 

(…) La femme s'est avancée lentement jusqu'au comptoir, un sac plastique à la main.

Ils ne connaissaient pas son QI. Le fiston ne voulait pas savoir et ne voulait pas non plus que ses parents sachent. «Je pensais à l'informatique, dit le type. Wall Steet.» Elle avait les mains qui tremblaient. Le contenu du sac faisait un bruit métallique. Elle se déplaçait et agissait comme une vieille dame mais de près on lui donnait sans doute la cinquantaine. Elle a eu un mal de chien rien qu'à vider le contenu du sac sur le comptoir.
Personne ne pouvait dire de qui il tenait ça.

«Faut croire que les chiens ont fait un chat, a dit le type. Nous on est des gens ordinaires. Le seul truc qu'il a hérité de moi, c'est le golf.» Il jouait dans l'équipe du lycée. Des nombres dont j'ignorais le sens pour certains. Etait aussi ceinture noire mais il savait déjà casser une planche avec la jaune. A joué au morpion dès l'âge de trois ans et depuis, dans le meilleur des cas, c'était match nul contre lui. J'ai jeté un œil à ce qu'il y avait sur le comptoir.

Ressort. Loquet. Broche. Gâche. La voix de cette femme tremblait avec le reste de son corps. « Il m'a vendu ça... mais ça ne va pas le faire.»

Elle a dit que ça ne correspondait pas. Il dessinait comme de Vinci. «Un truc qu'il a chopé comme ça, on n'était même pas au courant, nous.» Un concours au lycée, il tente, histoire de. Premier de toute la ville, puis la finale à l'échelle de l'Etat.

«J'ai amené l'autre, a dit la femme, j'ai amené les deux.» Elle a fait le tri tant bien que mal parmi les éléments sur le comptoir, en a pioché un, puis un autre. «Celle-ci a besoin d'une clé.» Pas l'autre. «L'Arabe, là, il a dit qu'il fallait juste dévisser l'ancienne et que la nouvelle se glisserait à sa place. Sauf que c'est pas les mêmes trous.» Elle les tenait ensemble pour comparer mais ses mains tremblaient tellement qu'on arrivait pas à dire. Je les lui ai prises et à cet instant les miennes, de mains, se sont mises à trembler à leur tour.

(...)


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Publié dans Fiction

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Commenter cet article
I
J'avis été impressionnée par Ordure, et il semble que ce titre soit de la même veine, en tous cas d'un point de vue stylistique (je pense notamment à cette dimension elliptique, qui laisse au lecteur sa liberté d'imagination).<br /> Je retiens ! Et très belle chronique...
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A
Les thèmes de ce roman sont vraiment en raccord avec ce que nous pouvons remarquer des incohérences de notre société ... Je ne sais pas si je le lirais mais ta note est passionnante !
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P
Toujours très fouillé, très précis. Du beau travail d’analyse. Bravo, Emmanuelle et bonne année 2024.
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E
littéraireS !
E
Merci, et je vous souhaite beaucoup de découvertes et de rencontres littéraire.