«Les amandiers sont morts de leurs blessures», de Tahar Ben Jelloun

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

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Cet ouvrage de Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain de notoriété internationale, romancier, essayiste, et surtout poète, regroupe trois recueils de poèmes différents, Le discours du  chameau, Cicatrices du soleil et le titre éponyme - chronologiquement le dernier, même si l'ordre en est inversé. Bien qu'écrits dans la première moitié des années 1970, ces textes en vers libres et en prose, dont l'un est consacré à Mahmoud Darwish, disparu en août 2008, s'avèrent toujours d'une actualité poignante.

 
Le livre s'ouvre sur la lettre reçue par un exilé qui pourrait être l'auteur. Une lettre de son pays natal lui annonçant la mort de sa grand-mère, vieille femme dont «chaque ride était une tendresse» et qui, ne sachant écrire «avait dessiné» sur son linceul «des roses et des étoiles». Une lettre, touchante de simplicité, emplie d'une profonde sérénité, témoignant d'une époque où l'on pouvait vieillir paisiblement, entouré des siens au pays de ses racines, et se préparer à une mort «heureuse», venue «de l'azur et non des cendres.» Et ce premier texte, intitulé Mourir comme elle contraste fortement avec la nostalgie souvent douloureuse et la révolte parfois violente qui imprègnent bon nombre des poèmes qui suivent.

 

Bien qu'on lui dise «que la poésie ne peut rien», Tahar Ben Jelloun «refuse la langue pendue au fond de la gorge» et prête voix à ceux qui sont privés d'identité et de mémoire : Palestiniens arrachés à leurs racines, «blessés dans leur terre, humiliés dans leurs arbres», émigrés «habillés de gris», «corps invisibles» venus «laver les trottoirs de notre indifférence», femmes abandonnées à leur solitude, dépossédées de leur féminité, «perdues dans l'image que l'homme a bien voulu fabriquer pour elles», enfants miséreux, «rasant le sol et qui ne peuvent jouer aux enfants, ramassant des mégots, s'accrochant au pan d'une veste étrangère»... Il n'écrit pas «pour eux, mais en et avec eux» et donne aussi parole à «la terre meurtrie» : Arabie «fascinée par l'éphémère occidental» dont le désert «n'est plus digne de la légende», villes maquillées «qui ont donné leur âme aux touristes» venus leur arracher un peu de leur soleil, villes «répudiées» aux «murailles exportées sur dos d'homme, au pays qui n'a pas faim».

 

La poésie de Tahar Ben Jelloun est profondément sensuelle. Au-delà de la musique des mots et des parfums de mer, de sable et de jasmin qui remontent de l'enfance, sa langue nous éblouit de la clarté du soleil et de la blancheur des «murs habillés de chaux» qui «retiennent dans leur luminosité un peu de bleu du ciel». Elle est avant tout charnelle, donnant vie à la nature toute entière, des pierres et sables du désert, aux arbres, au ciel et aux nuages poussés par la brise. Elle dit la douleur de la chair meurtrie des chameaux millénaires, la révolte de ceux «qui ne parlent pas» parce qu'ils «savent trop de choses». Elle charge de sens chaque partie du corps humain, privilégiant les mains, porteuses de toute l'ambivalence de l'homme : mains aux rides profondes, empreintes des gestes ancestraux, caresses ouvertes sur le rêve, ou mains de «métal» s'abattant impitoyablement sur les nuques.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre de ce recueil, la mémoire, malgré ses blessures, n'est pas morte pour Tahar Ben Jelloun, : «un petit vent a emporté les racines de l'arbre. Le ciel s'est baissé pour les ramasser. Je crois même qu'elles habitent un petit nuage têtu.»

Et le chameau a rompu le silence ...

 

Les amandiers sont morts de leurs blessures, Tahar Ben Jelloun, éditions Maspero 1976, éditions du Seuil, collection Points , 1985(épuisé) et 1998, 270 p.

 

 

QUELQUES EXTRAITS :

 

 

Mahmoud Darwish

une terre orpheline

Mahmoud Darwish, un enfant habité par une terre orpheline. Ses yeux portent le soleil et la blessure du temps des sables. Dans le coeur, le rêve est une épine, un printemps reporté de saison en saison. Entre ses mains, une hirondelle et une foule de mots, un pré de syllabes arrachées au pays natal. Dans son regard, le rire. L'espoir fou d'un peuple. Sur sa poitrine, tatouée, une étoile. Un astre échappé au poème.(...)

 

Asilah : saison d'écume

 

                                              

                                        (...)

                                 La main

                                 trace du soleil

                                 arrête le mur qui avance

                                 c'est une main grande comme le rêve

                                 tendre comme la forêt

                                 elle a fait

                                 du pain qui a le goût de la terre

                                 et le sel du ciel

                                 (...)

 

(Les amandiers sont morts de leurs blessures)

 

 

Cicatrices du soleil

 

 

(...)

Toi qui ne sais pas lire

                                           tiens mes poèmes

                                           tiens mes livres

fais-en un feu pour réchauffer tes solitudes

que chaque mot alimente ta braise

que chaque souffle dure dans le ciel qui s'ouvre

 

Toi qui ne sais pas écrire

que ton corps et ton sang me compte l'histoire du pays

parle

 

Serait-ce illusion de l'arc-en-ciel

que d'être de toi

de ce corps qu'on mutile

 

Je lirai les livres à l'envers

pour mieux lire un champs de fleurs sur ton visage

 

Je parlerai la langue du bois et de la terre

pour entrer dans la foule qui se soulève

 

Je débarquerai dans les blessures de ta mémoire

et j'habiterai ton corps qui se tait

Nous dirons ensemble le printemps aux enfants des

     terrains vagues

(...)

 

(Cicatrices du soleil)

 

 

La mémoire coupable

   ( I )

 

 

(...)

vous avez pris l'habitude de faire l'histoire       vos

cheminées crachent dans le ciel un sang noir sang

étrange       vos chiens le savent       vous avez peur des

chameaux qui affluent d'Arabie       dans leur ventre

grouillent des enfants nés sous la tente décidés à rectifier 

l'histoire et remuer l'asphalte de votre quiétude

décidés à remuer le sable dans la mémoire honteuse

la mémoire coupable       nous avons appris un chant

pour foudroyer le ciel paisible nos yeux ont renoncé

aux larmes                des trous dans votre certitude

(...)

 

(Le discours du chameau)

 

Site personnel de l'écrivain Tahar Ben Jelloun :

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Publié dans Poésie, Recueil

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