«Les amandiers sont morts de leurs blessures», de Tahar Ben Jelloun
Cet ouvrage de Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain de notoriété internationale, romancier, essayiste, et surtout poète, regroupe trois recueils de poèmes différents, Le discours du chameau, Cicatrices du soleil et le titre éponyme - chronologiquement le dernier, même si l'ordre en est inversé. Bien qu'écrits dans la première moitié des années 1970, ces textes en vers libres et en prose, dont l'un est consacré à Mahmoud Darwish, disparu en août 2008, s'avèrent toujours d'une actualité poignante.
Bien qu'on lui dise «que la poésie ne peut rien», Tahar Ben Jelloun «refuse la langue pendue au fond de la gorge» et prête voix à ceux qui sont privés d'identité et de mémoire : Palestiniens arrachés à leurs racines, «blessés dans leur terre, humiliés dans leurs arbres», émigrés «habillés de gris», «corps invisibles» venus «laver les trottoirs de notre indifférence», femmes abandonnées à leur solitude, dépossédées de leur féminité, «perdues dans l'image que l'homme a bien voulu fabriquer pour elles», enfants miséreux, «rasant le sol et qui ne peuvent jouer aux enfants, ramassant des mégots, s'accrochant au pan d'une veste étrangère»... Il n'écrit pas «pour eux, mais en et avec eux» et donne aussi parole à «la terre meurtrie» : Arabie «fascinée par l'éphémère occidental» dont le désert «n'est plus digne de la légende», villes maquillées «qui ont donné leur âme aux touristes» venus leur arracher un peu de leur soleil, villes «répudiées» aux «murailles exportées sur dos d'homme, au pays qui n'a pas faim».
La poésie de Tahar Ben Jelloun est profondément sensuelle. Au-delà de la musique des mots et des parfums de mer, de sable et de jasmin qui remontent de l'enfance, sa langue nous éblouit de la clarté du soleil et de la blancheur des «murs habillés de chaux» qui «retiennent dans leur luminosité un peu de bleu du ciel». Elle est avant tout charnelle, donnant vie à la nature toute entière, des pierres et sables du désert, aux arbres, au ciel et aux nuages poussés par la brise. Elle dit la douleur de la chair meurtrie des chameaux millénaires, la révolte de ceux «qui ne parlent pas» parce qu'ils «savent trop de choses». Elle charge de sens chaque partie du corps humain, privilégiant les mains, porteuses de toute l'ambivalence de l'homme : mains aux rides profondes, empreintes des gestes ancestraux, caresses ouvertes sur le rêve, ou mains de «métal» s'abattant impitoyablement sur les nuques.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre de ce recueil, la mémoire, n'est pas morte pour Tahar Ben Jelloun, : «un petit vent a emporté les racines de l'arbre. Le ciel s'est baissé pour les ramasser. Je crois même qu'elles habitent un petit nuage têtu.»
Et le chameau a rompu le silence ...
QUELQUES EXTRAITS :
Mahmoud Darwish
une terre orpheline
Mahmoud Darwish, un enfant habité par une terre orpheline. Ses yeux portent le soleil et la blessure du temps des sables. Dans le coeur, le rêve est une épine, un printemps reporté de saison en saison. Entre ses mains, une hirondelle et une foule de mots, un pré de syllabes arrachées au pays natal. Dans son regard, le rire. L'espoir fou d'un peuple. Sur sa poitrine, tatouée, une étoile. Un astre échappé au poème.(...)
Asilah : saison d'écume
(...)
La main
trace du soleil
arrête le mur qui avance
c'est une main grande comme le rêve
tendre comme la forêt
elle a fait
du pain qui a le goût de la terre
et le sel du ciel
(...)
(Les amandiers sont morts de leurs blessures)
Cicatrices du soleil
(...)
Toi qui ne sais pas lire
tiens mes poèmes
tiens mes livres
fais-en un feu pour réchauffer tes solitudes
que chaque mot alimente ta braise
que chaque souffle dure dans le ciel qui s'ouvre
Toi qui ne sais pas écrire
que ton corps et ton sang me compte l'histoire du pays
parle
Serait-ce illusion de l'arc-en-ciel
que d'être de toi
de ce corps qu'on mutile
Je lirai les livres à l'envers
pour mieux lire un champs de fleurs sur ton visage
Je parlerai la langue du bois et de la terre
pour entrer dans la foule qui se soulève
Je débarquerai dans les blessures de ta mémoire
et j'habiterai ton corps qui se tait
Nous dirons ensemble le printemps aux enfants des
terrains vagues
(...)
(Cicatrices du soleil)
La mémoire coupable
( I )
(...)
vous avez pris l'habitude de faire l'histoire vos
cheminées crachent dans le ciel un sang noir sang
étrange vos chiens le savent vous avez peur des
chameaux qui affluent d'Arabie dans leur ventre
grouillent des enfants nés sous la tente décidés à rectifier
l'histoire et remuer l'asphalte de votre quiétude
décidés à remuer le sable dans la mémoire honteuse
la mémoire coupable nous avons appris un chant
pour foudroyer le ciel paisible nos yeux ont renoncé
aux larmes des trous dans votre certitude
(...)
(Le discours du chameau)
Site personnel de l'écrivain Tahar Ben Jelloun :