"Ecrivain public", de Leïla Sebbar

Publié le par Emmanuelle Caminade

 écrivain public

Ecrivain public réunit douze courtes nouvelles sur le thème de l'exil, de l'enfermement et de la liberté,  qui naviguent entre rêve et réalité d'une rive à l'autre de la Méditerranée avec comme port d'attache l'Algérie, un pays où Leïla Sebbar, née de père algérien et de mère française , a vécu jusqu'à dix-huit ans.

L'auteure, qui a dédié chacune de ses nouvelles à des personnages plus ou moins emblématiques, s'y glisse dans des héros de sexe, d'âge et de générations différents pris dans le flux de l'histoire coloniale et post-coloniale de la France. Des exils subis ou désirés, des étrangers d'ici ou d'ailleurs, des hommes, des femmes et des enfants libres ou enfermés, des prisons choisies, imposées ou refusées : une grande variété de personnages et de situations est déclinée dans ces pages qui témoignent de toutes ces guerres qui, de conquêtes en rébellions, ont bouleversé notre monde, ont bousculé les groupes humains et mêlé les individus, les ont fait rêver de départs et de retours.

Et l'auteure, "exilée d'ici" vivant à Paris semble vouloir, en écrivant non seulement "pour" les autres mais en eux, retrouver leurs mots et leurs histoires pour combler les silences et les blancs et restituer la mémoire du pays perdu et désiré.

 

Leïla Sebbar est une merveilleuse conteuse qui, dans un va et vient incessant, nous fait passer presque insensiblement de la Corse, où des insurgés de la grande révolte kabyle de 1870 ont été déportés (1), aux docks de Marseille où Isabelle Eberhardt (2) travaille comme écrivain public, de Tunis avec la servante noire Khadija , ancienne esclave affranchie par Ahmed Bey attachée à sa «citadelle» dorée, à une commune d'Auvergne, dernier refuge d'un Indochinois engagé dans l'armée coloniale ayant "pacifié" l'Algérie, ou de nos banlieues dans lesquelles déambulent des filles au hijeb, à Alger où les gamins rêvent de Zidane ...

 

Elle sait, avec quelques indications elliptiques - s'apparentant presque à des didascalies - planter rapidement un décor et installer en quelques phrases un climat mystérieux. Son style très visuel et coloré, rythmé et chantant (3), affectionne les phrases nominales qui dans leur concision un peu statique confèrent au texte une grande intensité. Et la narration très empathique, emplie de nostalgie et de tendresse, mêle intimement les temps, bousculant les repères en donnant un sentiment d'éternité.

Les violences de l'histoire ne sont pas éludées mais l'atmosphère intimiste et onirique de ces nouvelles imprégnées également de mythes et de légendes semble les mettre à distance. On a souvent l'impression de feuilleter un album photo nous invitant à un voyage immobile nourri de souvenirs et de lectures, et l'on est assailli de sensations : visions, odeurs et saveurs, bruissement des sons et des paroles nous envahissent, abolissant les frontières de l'espace et du temps. Un album qui par delà les contrées et les époques serait aussi la mémoire commune de tous les hommes ...

 

1) Les insurgés Mokrani furent eux ,comme ceux de la Commune de Paris -  et notamment Louise Michel - , envoyés au bagne de Cayenne ou en Nouvelle Calédonie

 

2) http://tawfisouf.50webs.com/isa.html

 

3) L'auteur intègre même parfois des chants algériens de la tradition orale féminine hispano-mauresque

 

La constuction du recueil, comme celle de chacune des nouvelles qui le compose, a quelque chose de curieusement inachevé car ces nouvelles n'ont pas vraiment de chute et l'on pourrait, on désirerait même, en ajouter beaucoup d'autres encore.

Ecrivain public m'apparait ainsi beaucoup plus comme une longue rêverie , une histoire sans fin aux multiples échos (4) dont Leïla Sebbar explore de manière concentrique les nombreuses facettes. Une histoire envoûtante nous emportant dans son mystérieux tourbillon, semblant s'enrouler telle une amonnite du désert autour de l'Algérie comme autour d'Isabelle Eberhardt dont la présence énigmatique et lumineuse imprègne non seulement la nouvelle Ecrivain public qui lui est consacrée mais l'ensemble du recueil auquel elle a donné son titre.

 

4) De nombreux personnages se répondent ou se dédoublent plus ou moins dans ces histoires, des histoires dans lesquelles sont aussi parfois insérées quelques bribes autobiographiques

 

 

Isabelle Eberhardt semble en effet fasciner Leïla Sebbar et leurs ressemblances comme leurs différences semblent rapprocher les deux femmes comme si la première était par certains côtés le double rêvé de la seconde.

Russe élevée très librement en Suisse dans une famille cosmopolite recomposée alors que l'auteure vécut une enfance sage et protégée de l'extérieur dans l'Algérie coloniale, Isabelle aimait tant l'Algérie qu'elle apprit l'arabe – cette langue qui ne fut pas transmise à l'auteure par son père. Féministe – avant l'heure - comme le deviendra Leïla Sebbar, elle osera voyager comme un homme avec une stupéfiante liberté, revenant sans cesse dans cette Algérie qu'elle rêva d'après les récits de son frère Augustin - engagé dans la Légion étrangère - et écrivit avant de la connaître (à l'inverse de l'auteure). Elle adoptera même la religion musulmane et épousera un autochtone sans pour autant renoncer à sa liberté. Un prodigieux destin qui s'achèvera précocement, Isabelle étant emportée par un oued en crue à l'âge de vingt-sept ans.

Pratiquement toutes les nouvelles de ce recueil font référence de manière développée ou fugace à un épisode de la vie de cette mystérieuse aventurière assoiffée de désert et on a l'impression que, telle un petit poucet, Leïla Sebbar s'amuse à semer les cailloux qui la ramèneront à la maison, à la terre natale.

Une terre qui a bercé son enfance, source de cette langue du père essentiellement "maternelle", féminine, que tente de retrouver son écriture, et qui est  souvent associée de manière poétique à l'eau, à l'eau des rivières et des fleuves qui vous emportent et vous ramènent à cette mer qui sépare et rassemble. Et la langue de l'eau semble aussi la langue commune à tous les hommes, celle des origines et du terme de la vie, celle du rêve dictant la parole sacrée aux poètes et aux enfants qui, seuls, savent l'entendre dans le murmure des fontaines.

 

 

 

Leila sebbar

Ecrivain public, Leïla Sebbar, Bleu autour, mars 2012, 172 p.

 

 

 

Biographie et bibliographie de l'auteure :

 

http://fr.wikipedia.org/wiki/Le%C3%AFla_Sebbar


 

 

EXTRAITS :


 

Louisa

p. 9/10

       (...)

    Les prisonniers, ils étaient nombreux, ne se connaissaient pas. Dans le bateau on les poussait en troupeaux à coups de baïonnette, le voyage était long, jusqu'à l'île inconnue, la Corse. Qui savait , depuis l'Aurès, la Kabylie, les Hauts Plateaux, où se trouvait ce pays au milieu des mers ? Un pays ennemi où ils seraient enfermés ? Allaient-ils dans d'autres bagnes ? Mokrani, Rahmaniya, Ouled-Sidi-Cheikh..., ils s'étaient battus, ils avaient perdu, mais les révoltes ne cesseraient pas, ils ne renonceraient pas.

    On disait que les hommes de la tribu des Mokrani on les envoyait encore plus loin , une île sauvage avec des sauvages, peut-être des cannibales, ils seraient mangés, ils ne reviendraient pas, personne, jamais. Des marins parlaient de l'île, la Corse, ils ne parlaient pas avec les prisonniers, entre eux ils disaient les montagnes, les golfes profonds bleu outremer, les ravins vertigineux, les villages fortifiés contre les Sarrazins... De nouveaux Sarrazins arrivaient dans l'île, prisonniers ceux-là. Les marins racontaient un peuple farouche hostile aux étrangers, le pays avaient si souvent été occupé. Comme eux révoltés aujourd'hui prisonniers, les hommes de ce peuple s'étaient peut-être révoltés ? On ne les conduisait pas dans un pays ennemi, ils avaient de la chance, pas comme les Mokrani envoyés dans cette île à l'autre bout du monde, la Nouvelle Calédonie, c'est à peine si les marins eux-mêmes réussissaient à dire le nom de ce pays barbare.

     (...)

 

 

Ecrivain public

p.23


 

     Marseille. Le port. Le patron du Café de l'Orient lui prête une table en bois blanc, un tabouret, parfois il tend une étoffe bleu outremer quand le soleil est trop violent. Dans la sacoche que son frère Augustin a cousue à larges points grossiers ( à la Villa, il s'ennuyait, les plantes exotiques que Vava étudiait ne l'intéressaient guère, il préférait les livres et le haschisch, un jour il partirait), Isabelle transporte le papier récupéré dans une vieille imprimerie de Marseille, l'encrier et le porte-plume qu'elle collectionne, buis gravé, ivoire, ébène, verre torsadé.

    (...)

 

 

La Blanche et la Noire

p.71/72

 


(...) Khadija boit le café turc à petites gorgées. Isabelle ne dit rien, elle écoute le chant inconnu, la servante a une belle voix, l'âge ne l'a pas aigrie :

 

Je suis montée à la terrasse et j'ai déroulé un tapis

Des oiseaux aux plumes rouges sont descendus

Je leur ai demandé des nouvelles de la vie

Ils m'ont répondu : La vie est paisible et heureuse

Et toutes les richesses de Tunis sont tiennes.


Plusieurs fois elle répète le chant. «Tu ne connais pas ces quatrains des femmes algériennes ? On les appelle Bouqala. Des Algériennes ont vécu dans le harem du maître. Cherchell, Alger, Bougie, Collo... des noms du pays d'à côté que j'ai entendus souvent, des villes avec la mer au bord. (...)

 

 


Safia la rouge 

p.77


     (...)

  Derrière les soeurs, les frères. Les petits contre leurs flancs, encore souffrants, la gandoura blanche brodée d'un point d'épine bleu outremer, glorieusement maculé du rouge de la circoncision. Les plus grands à distance, en bandes joyeuses, impertinentes, ils nous observaient, nous, les étrangères, habillées comme des filles ne s'habillent pas lorsque leur mère observe la pudeur de la religion. Des filles sans Dieu... Comme l'orpheline Safia, «Safia-gaule», la meilleure au ballon, la seule du village à jouer avec les garçons sur le stade jouxtant l'école, Safia san famille, livrée à la rue, à la convoitise des vagabonds et des notables. Safia, je la regardais depuis la terrasse de l'école, on y accédait par une échelle en bois, les mûres rouges , les meilleures, il fallait les cueillir aux plus hautes branches. (...)

 

 

Ecoute le bruit de l'eau

p. 120


(...) Un fleuve c'est presque la mer, lui n'avait jamais vu de fleuve ni la mer mais il savait qu'un fleuve ne passerait pas à travers une ville sans l'inonder, la ville aurait disparu et l'oncle n'aurait plus jamais écrit... Ses lettres étaient longues, il parlait des jets d'eau bouclés qui jaillissaient de la gueule des dauphins près des chevaux cabrés, de la conque marine géante que tiennent à bout de bras un homme et une femme à queue de dragon , de la bouche cachée des tortues de la mer... Le cousin ne trouvait pas dans les livres d'école ces êtres fabuleux que l'oncle rencontrait dans la ville des fontaines, il se contentait de lire et de relire les lettres, l'enfant les apprenait par coeur, il regardait les pages écrites comme s'il allait entendre le bruit de l'eau. Il irait dans ce pays.

(...)

Publié dans Micro-fiction

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