"L'alcool et la nostalgie", de Mathias Enard

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Après Tangente vers l'est, le magnifique livre de Maylis de Kerangal inspiré de son voyage dans le Transsibérien (1), j'ai eu envie de lire celui de Mathias Enard, L'alcool et la nostalgie,  un court roman lui aussi adapté d'une fiction radiophonique. Et il est passionnant de voir comment, d'une même expérience, on peut tirer des livres différents reflétant l'originalité et la personnalité de  leur auteur.
1) Seize écrivains français avaient  ainsi été invités à voyager dans le Transsibérien en juin 2010 dans le cadre de l'année France-Russie...

L'alcool et la nostalgie (2)  est une histoire «infiniment triste» «d'amitié féroce d'amour échappé» marquée par la  drogue et l'alcool. Celle d'un trio d'étudiants, deux Français et un Russe : trois «matriochki» à l'imbrication tragique qui semblent rejouer une sorte de Jules et Jim (3)  irrigué par l'amour de la littérature et «bouleversé» par la Russie. Et c'est Mathias - qui se rêvait écrivain sans pouvoir écrire ses rêves - ce héros écartelé entre son amour pour Jeanne et son amitié pour Vladimir, ce héros «vide» et brisé qui nous en fait le récit.
Depuis deux ans déjà, il avait laissé Jeanne et son compagnon à Moscou pour regagner Paris, «drogué, fatigué et abandonné», quand brutalement dans la nuit  il apprend la mort de Vladimir et décide alors de retourner en Russie pour accompagner la dépouille de son ami jusqu'à son village natal, plus de  deux cents kilomètres au-delà de Novosibirsk. «Il [lui] faut» absolument faire ce voyage  et se perdre avec lui dans cette  Sibérie dont il a laissé la porte «grande ouverte», lui dire ce qu'il n'a su lui dire, lui répéter ces vers (4) semblant nier l'évidence que lui murmurait autrefois Jeanne les jours de défonce :
«Tu n'es pas seul, tu n'es pas mort»...
Comme  pour anesthésier sa douleur.

2) Titre faisant référence à Tchekhov , ce que nous rappelle la citation en exergue tirée de La Poste de Tver :
«(...) Cette fameuse âme russe n'existe pas. Les seules choses tangibles en sont l'alcool, la nostalgie, et le goût pour les courses de chevaux. (...
3) Jules et Jim, livre de Henri-Pierre Roché adapté au cinéma par François Truffaut
4) 
Vers du poète russe Ossip Mandelstam

Cette histoire  écrite à la première personne s'adresse donc à Vladimir dans un vibrant présent de narration  - comme s'il était encore vivant - et le héros narrateur s'abandonne à ses souvenirs qui s'emballent dans un récit halluciné mêlant l'histoire de cette errance à trois  dans «l'enfer» de Moscou et de la  la Russie actuelle à une errance littéraire dans l'Histoire de la Russie, sur «les traces  de ces génies» tant admirés. On n'arrête pas «les chars démesurés du souvenir» ! Et cette double et brillante évocation menée de pair par Mathias ,«[s'enfilant] de la vodka», seul «avec Vladimir qui ne parle pas», dans ce «train de la mort» filant «vers le néant en prenant son temps», distille une «immense mélancolie» tout en permettant à l'auteur de rendre hommage aux livres et aux écrivains qui l'ont marqué par le biais de son héros.
Du Transsibérien, de ce «train interminable (...) où le bruit des roues dégouline dans [les] oreilles comme l'huile sainte d'une icône», de «ce train qui danse comme un ours sur ses traverses» et berce un «enfant grandi» se laissant aller «à la drogue douce du souvenir», on retient surtout la magnifique écriture de Mathias Enard, son rythme onctueux et saccadé épousant la «douce violence russe», son flot évocateur ininterrompu – ou presque -, parfois délirant,  dont l'ampleur nous emporte dans la démesure.

L'alcool et la nostalgie est un beau livre, puissant et émouvant, dont l'élan m'a paru malheureusement arrêté par deux fois. Une première fois au coeur du roman, la lettre de Jeanne n'arrivant pas bien à se fondre dans cet enchaînement et venant en rompre l'enchantement. Et surtout à la fin, avec cette voix extérieure insistante  au  ton trop mélodramatique. Dommage !


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L'alcool et la nostalgie, Mathias Enard, éditions inculte, février 2011,

87 p.


Biographie et bibliographie de l'auteur :

 http://fr.wikipedia.org/wiki/Mathias_%C3%89nard

 

 

EXTRAITS :

p. 32/33
 

(...) Difficile  de ne pas penser à la cavalerie rouge, aux trains blindés,  au mythe et à sa contre-partie, les victimes, les oubliés, ceux qu'on a mis dans un convoi jusqu'au fleuve Amour avant de les charger dans un bateau à destination de Magadan, je me demande à quoi ressemblaient leurs trains, une semaine de chemin de fer, une semaine de chemin de fer puis six jours de bateau, six jours infernaux enfermés à fond de cale au bord de l'asphyxie, on raconte des histoires terrifiantes de ces transports, de ces cargos de la mort, j'ai lu quelque part qu'un bateau de plusieurs milliers de détenus s'est encastré dans un iceberg, au moment du gel, fin octobre, et que l'équipage a abandonné les prisonniers, les laissant mourir de faim et de froid au milieu de la mer gelée, on a récupéré le navire et les corps six mois plus tard, il a fallu une escouade de trente détenus et une semaine de travail pour balancer tous ces cadavres glacés par-dessus bord, il fallait les séparer à la hache comme des poissons surgelés, un amas de milliers d'hommes qui s'étaient rapprochés en mourant pour se réchauffer. Parfois on allait au Goulag en camion, trois semaines de camion, trois semaines au moins de camion, voir la Léna, voir Iakoutsk au passage à travers une vitre presque opaque à cause de la poussière, rongé par les  moustiques, dans la sueur de l'été sibérien, quand on n'était pas bloqué des jours et des jours durant dans la boue, la boue qui suivait la pluie et où plus d'un camion s'est engouffré avec ses occupants trop épuisés pour chercher à en sortir. Fort heureusement en hiver les routes étaient impraticables, il fallait arriver dans les camps du Nord en remontant des fleuves gelés transformés en autoroutes, ou à bord d'un brise-glaces, là-haut, près du détroit de Béring où plus d'un a dû rêver, l'espace d'une minute, de fuir à pieds sur la mer prise par le gel jusqu'à l'Alaska. Après tout, on raconte que les hommes des cavernes ou Dieu sait quels primitifs avaient suivi ce chemin, qu'ils passaient d'un continent à l'autre en hiver, en se nourrissant de phoques et de poissons pêchés au moyen d'un trou dans la glace, il paraît que l'on pêche encore comme ça dans les lacs sibériens, qui pourra jamais comprendre l'immensité vide de ces terres désolées , personne sans doute, à part ceux qui y ont été exilés, Varlam Chalamov l'artiste de la pelle ou Vassili Axionov l'enfant de Kazan qui rejoint sa mère en déportation, la révolution a tout broyé, des hommes des femmes des femmes des hommes et même des enfants, la révolution, il en reste des morceaux en nous, débris d'un vieux rêve d'adolescent mal grandi qui n'a pas eu la chance de tenir un fusil pour défendre ses songes : moi on m'a plutôt mis une seringue dans la main  au lieu d'un flingue ou d'une bombe, et j'aurais préféré arpenter la steppe sur de petits chevaux en criant : "Cosaques, cosaques, allez-vous laisser détruire votre armée ?" comme dans Tarass Boulba immense roman de Gogol, le premier roman russe que j'ai lu , (...)


p.51/52


(...) A Moscou, Jeanne nous avait présentés et je te regardais avec méfiance, un très bon ami, elle avait dit, Vladimir, on l'appelle Volodia, on s'est serré la main, sans savoir ce qui se scellait dans ce salut. Volodia est un grand spécialiste de littérature, a dit Jeanne, ce qui m'a encore plus intimidé. Il est en doctorat avec moi, elle a ajouté. Tu me souriais avec une pointe d'ironie, du moins c'est ce que je croyais. Je découvrais la chair rouge de Moscou, le petit appartement de Jeanne, au bord du parc tout boueux en cette fin d'automne; il ne faisait pas si froid, mais il neigeait, et le grésil couvrait la ville d'un linceul de crasse.  Je m'accrochais au bras de Jeanne comme un enfant effrayé par la bruyante immensité de la ville, de ces avenues transformées en autoroutes que les piétons humiliés doivent traverser en sous-sol, de ces alignements interminables d'immeubles qui me paraissent identiques, de  petites portes sous leurs porches de béton,  des centaines de petites portes et de porches  en béton  qui protégeaient une cage d'escalier où clignotait toujours un néon malade ou pudique, hésitant à illuminer réellement ce que ces recoins cachaient pour moi de mélancolie, dans l'odeur de chou qui devait flotter là depuis l'hiver dernier – tout cela s'opposait tellement au centre étincelant, autour de l'Arbat aux belles boutiques, aux anciens supermarchés soviétiques  transformés en une version encore plus luxueuse des Galeries Lafayette ou du Bon Marché, devant lesquels rôdaient  d'immenses  4x4 noirs aux vitres teintées d'où descendaient, glissaient, plutôt, de gigantesques blondes en fourrures, haut perchées sur des talons si fins qu'on croyait à chaque instant qu'ils allaient percer le macadam et s'enfoncer, s'enfoncer dans les profondeurs de la ville : mais la ville ne disait rien, elle ne se plaignait pas d'être ainsi criblée d'épingles comme une poupée vaudou, bien au contraire,  cette capitale rêvait d'être un égoutier, pour pouvoir jeter  un coup d'oeil, depuis les sous-sols, sous les jupes si courtes de ces tortionnaires du pavé et du désir, qui allaient claquer des milliers de roubles en dentelles importées au Goum croustillé d'or dont les guirlandes brillaient bien plus que le Kremlin, bien plus que Saint-Basile, bien plus que le bunker sombre du mausolée de Lénine, et son illustre occupant ne devait pas s'en plaindre, non, et s'offrir de temps en temps une érection de cire au passage de ces bataillons de jambes noires et soyeuses qui traversaient la place et changeaient des bruits de bottes de l'ancien temps. (...)
 

Publié dans Fiction

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O
<br /> Mathias Enard est un formidable conteur. Le souffle qui, par exemple, anime Zone (Actes Sud, 2008) est époustouflant. <br />
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