"Moana blues", d'Anne-Catherine Blanc
Moana blues, le premier roman d'Anne-Catherine Blanc se déroule sur une seule journée. Il nous fait pénétrer dans l'intimité d'une famille tahitienne recomposée et métissée, celle de Moana, un jeune surfeur de seize ans mort en plongeant dans le «Grand bleu» au-delà du récif-barrière du lagon.
Les heures et les minutes s'égrènent lentement, scandées par douze chapitres menant à l'enterrement de l'adolescent, et ce récit linéaire où le temps resserré semble s'enfoncer plus qu'il n'avance fait surgir des profondeurs des bribes de souvenirs. Car Moana c'est aussi le nom tahitien donné au «bleu absolu» de l'océan quand le regard plonge vers l'abysse.
Ce livre n'est en rien le récit convenu et complaisant d'une journée de deuil ou d'un fait divers tragique, mais plutôt celui d'une plongée dans le gouffre, dans la «part nocturne» de Paulot, un «petit popa'a (Blanc) paumé», beau-père de Moana et héros principal dont la douleur vient cautionner la «paternité d'élection». «Petit prof de banlieue» indifférent et solitaire, «épave à la dérive», «bois flotté» arrivé dans l'île de Tahiti comme dans un rêve, Paulot y est devenu petit patron; il y a «bricolé» une famille «enfant par enfant» et construit une maison pour l'abriter sans pour autant réussir à «se regarder en face». Il ne suffit pas en effet de «faire ce qu'il faut».
Sans doute fallait-il que Moana rejoigne «la vérité de la mort» pour que son père adoptif puisse trouver la sienne et ce jour de deuil agit comme un révélateur enclenchant chez lui toute une réflexion sur la paternité et le rapport aux autres, ces êtres «si dissemblables par la culture, la religion et la couleur.»
Misère et grandeur d'un homme que la souffrance conduira à l'aveu nécessaire à l'«absolution», à la rédemption ! «Pardonné, mais coupable quand même», Paulot pourra regarder «sa propre ignominie» et accéder à «la dignité de l'épave», une «épave sereine», enfin «ancrée», «au mouillage».
«Moana, c'est aussi le bleu du ciel dans sa plus grande profondeur, quand l'abîme et le zénith se regardent dans les yeux.»
Anne-Catherine Blanc fait preuve d'une grande habileté narrative.
Pour mieux nous conduire à cette vérité qui unit les êtres par-delà les différences, les convenances et les compromissions de surface, elle recourt à un style "métissé" associant une langue directe, imagée, simple et familière à l'image de son héros masculin, et une écriture fluide et poétique épousant la lumière des îles et le bleu de l'océan, le tout émaillé de nombreux termes tahitiens.
De même, elle opte au départ pour un narrateur extérieur omniscient qui décrit les situations et les comportements tout en sondant les âmes, mais il s'implique très vite en apostrophant le héros : il l'interpelle, le réconforte et le stimule, comme pour l'inciter à se livrer. Paulot ne peut alors que se résoudre à parler et son "je" prend progressivement de l'ampleur dans un récit qui se termine comme une confession, faite certes à un mort, à un «compagnon de solitude», mais néanmoins rédemptrice.
Moana Blues est un beau roman, intense et émouvant, porté par une écriture forte. Un roman très différent de celui qui suit- et que j'ai personnellement lu en premier : L'Astronome aveugle. Ce joli conte lumineux et apaisant écrit par l'auteure - à ses dires - pour se reposer du sujet éprouvant du précédent, confirme le grand talent d'Anne-Catherine Blanc dont on attendra avec impatience le prochain livre.
( photo de Madame Charlotte )
Moana blues, Anne-Catherine Blanc, éditions Au vent des îles, 3ème trimestre 2002
Prix des étudiants de l'université de la Polynésie française 2003
EXTRAITS :
Extrait 1, p. 5
Prologue
Moana.
Faute d'un meilleur synonyme, les Polynésiens interrogés traduisent le mot par «bleu».
Moana, c'est le bleu absolu que prend l'océan lorsque le regard plonge vers les profondeurs sans se rassurer sur l'élan pailleté d'un banc de poissons, l'éclat sourd d'une grappe de corail ou la masse sombre d'un tombant. Pour cette raison, moana désigne aussi l'abysse. Moana, c'est le vertige sans fond qui s'ouvre au-delà du lagon, passé le récif-barrière. Fascination liquide et dense, attrait du fluide quand l'insondable lui confère une consistance et un volume propres. Moana, c'est la matière bleue, à la fois aussi présente au plongeur que sa conscience et aussi désespérément fuyante, aérienne et douloureuse.
Bleu outremer, bleu nuit. Ces expressions, si elles ne rendent pas pleinement compte de moana, peuvent évoquer la part d'au-delà, la part nocturne du mot.Grand bleu s'efforce de traduire moana, mais moana est intraduisible.
Moana, c'est aussi le bleu du ciel dans sa plus grande profondeur, quand l'abîme et le zénith se regardent dans les yeux.
(...)
Extrait 2, p.11
4h 45
Il se réveille la bouche acide, le crâne lourd. C'est comme un début de mauvaise cuite qui ne dit pas son nom, quand on a bu juste un peu plus que d'habitude, mais pas trop, pas vraiment de quoi se retrouver avec un diesel marin sous la tonsure dans un lit roulé par la houle avec un seul désir, celui de gerber ses tripes jusqu'aux orteils par-dessus bord. Puis il se rappelle qu'il n'a pas bu la veille, enfin pas plus que d'habitude, deux Cutty, trois canettes, la limite qu'il s'impose en semaine – sauf occasion spéciale – pour ne pas finir ses jours complètement imbibé. Deux Cutty, trois canettes, autant dire une misère, alors qu'il en avait justement une sacrée, d'occasion : comme on dit, boire pour oublier.
Le hic, c'est qu'il n'a pas bu, mais qu'il a oublié quand même. Oublié à quoi ressemble la saloperie visqueuse qui va lui sauter sur le râble dès qu'il sera un peu mieux réveillé. Il a oublié en quoi elle consiste. Il n'a pas oublié qu'elle est là, qu'elle le guette, accroupie près de ce lit bien stable qui ne veut pas rouler, bavant du désir de lui sucer le coeur, de lui ronger la cervelle. Il faut se rendormir d'urgence, remettre à plus tard l'innommable. Quand le sommeil aura fui hors de portée, la réalité n'en sera pas plus tendre, mais il aura au moins la pauvre satisfaction d'avoir tiré sur la corde jusqu'au dernier toron, d'avoir épuisé toutes les possibilités de sursis.
Il sait. Il sent qu'il lui reste un petit rab de sommeil, pas grand chose, une demi-heure, une heure tout au plus, un petit rab ailé d'oubli vicieux qui lui tournoie autour de la calvitie et s'enfuit en zonzonnant quand il tente de le happer au vol. L'attraper, merde, l'attraper avant l'éveil irréversible, le claquer, se l'aplatir sur la tronche et dormir, merde, dormir.
Il se retourne vers le mur, s'enroule dans le drap, s'y entortille comme s'il faisait froid, alors que déjà la chaleur de l'aube, inexorable, envahit la chambre. Il sait que quand il a vraiment trop chaud, il a tendance à dormir plus longtemps, à s'engluer dans une torpeur pâteuse d'où il ne s'arrache qu'avec difficulté. Et quand il s'en arrache, en général, il est d'une humeur exécrable. Alors, d'habitude, comme il n'est pas mauvais bougre, il essaie d'éviter ce plan-là pour épargner la famille. Ce matin, eh bien, tant pis pour les autres. Il s'enveloppe comme une momie, il étouffe, il a encore mal au crâne mais déjà le sommeil commence à l'anesthésier. Il sent que ça va marcher.
Dans la chambre à côté, la petite pousse un cri perçant qui monte, monte, se casse en sanglots bruyants, s'arrête net sur un silence récupérateur d'oxygène et repart de plus belle.
Il voudrait enfoncer la tête dans le coussin, le plaquer sur ses deux oreilles, mais il s'est lui-même tellement ficelé dans la saleté de drap qu'il ne peut plus dégager ses mains. Le temps d'y arriver, une porte s'est ouverte en grinçant, un murmure lui parvient à travers la cloison, quelqu'un est en train de calmer la gosse, de lui parler doucement, de l'aider à se rendormir. Pas à dire mon Paulot : les familles extensibles, c'est chiant la plupart du temps, mais ça a parfois du bon. T'imagines, nouveau père à Paris, dans un appart' de deux mètres carrés, t'aurais dû y aller toi-même.
En plus, ce murmure si doux, si caressant, presque liquide, c'est tout juste s'il n'agit pas sur lui mieux que sur la gamine. Quel dommage que dans ces familles à rallonge, les femmes n'aient pas l'idée de bercer le père avec l'enfant. Il donnerait gros pour que quelqu'un, n'importe qui mais de préférence du sexe féminin, arrive pour le border, lui bourdonner des sucreries au creux de l'oreille, lui caresser les cheveux, enfin soyons réalistes : la peau du crâne sous les quelques crins jaunes et rêches qui y font de la résistance. Il ne pourra jamais avouer ça aux autres, ils rigoleraient en le traitant de vieux cochon, alors que merde, ça ne le ferait même pas bander, tout ce qu'il veut, c'est qu'on le berce pour qu'il se rendorme et basta. Il veut juste redevenir un bébé.
(...)
Extrait 3, p.69/70
(...)
C'est vrai que j'ai ancré mon destin sur cette île, au milieu des insulaires, et que je ne comprendrai jamais tout à fait les insulaires ni les îles, j'en avais la certitude avant même de m'engager pour de bon auprès de ta mère. Je suis arrivé ici de mon plein gré, décidé à changer de vie, à changer de peau, comme un tas d'autres imbéciles, persuadés comme eux que cette mue serait plus facile sur une île, sur cette île en particulier, que partout ailleurs dans le monde. Comme eux, j'imaginais l'île en centre du monde et les insulaires en centres du centre, demi-dieux imprégnés de toute la connaissance du monde, prêts à en nourrir les autres hommes à la petite cuillère, sans efforts ni douleur.
Or, j'ai dû comprendre, j'ai dû écouter, j'ai dû apprendre.
J'ai dû comprendre que si l'île est le centre, elle est le centre de rien, le centre de nulle part, le centre d'un vide immense de ciel et d'eau, l'oeuf de tous les paradoxes.
J'ai dû écouter la voix de l'île car les îles chuchotent et se plaignent, les îles saignent, toutes les îles sont des vierges déflorées qui pleurent leur virginité perdue, leur grandeur déchue et les rêves effondrés de leurs conquérants.
J'ai dû apprendre la longue douleur des insulaires, ivres d'espace, privés d'espace : ivres d'espace céleste et marin, privés d'espace terrestre. Espace vide, vertigineux du ciel et de la mer, espace étouffant et encombré, butoir de la terre. Insulaires empêtrés dans leur suaire d'île, insulaires martyrs, insulés, insultés de ciel et d'eau.
J'ai découvert que mes demi-dieux n'avaient du monde qu'une connaissance aussi fragmentaire que la mienne : privés de dimension spatiale et temporelle, ils en maîtrisent une perception verticale, de l'homme aux divinités, des racines au ciel. Cette dimension me restera toujours, à moi, inaccessible. Je viens d'ailleurs. Ma propre perception de l'île en est faussée, quoi que je tente pour adapter ma vision. Eux, en revanche, n'ont de mon ailleurs qu'une image imparfaite, schématisée à l'extrême, qui me réduit sous leur regard à une silhouette imprécise, à une simple pochade sans profondeur.
(...)