"Numéro d'écrou 362573", de Arno Bertina et Anissa Michalon

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Numéro d'écrou 362573 est né de la rencontre de l'écrivain Arno Bertina et de la photographe Anissa Michalon qui avait entamé début 2004 un long travail sur la migration des Maliens en France – et notamment sur l'importante communauté malienne de Montreuil -, s'attachant particulièrement à un jeune sans-papiers qui lui avait raconté sa vie. Arrêté quelques mois après suite à une accusation de viol dont il se répétera toujours innocent, ce dernier sera incarcéré à Fresnes en attendant son procès et il s'y suicidera au bout de deux ans.

Cette triste destinée trouva un écho chez Arno Bertina qui mit plusieurs années pour trouver comment aborder l'histoire d'Idriss en partant des photos et des entretiens réalisés, mais en les complétant, en les enrichissant de son propre regard.

De ce réel concernant un individu et s'inscrivant dans des lieux précis, les deux auteurs nous donnent ainsi leur vision, leur interprétation personnelle. Les photos d'Anissa Michalon - qui séjourna à quatre reprises au Mali - privilégient l'importance de cette terre, de ce village et de cette famille dont Idriss était issu, tandis qu'Arno Bertina, après le "déclic" d'un voyage en Algérie, élargit cette aventure à tous les parcours migratoires, puisant aussi dans des souvenirs familiaux liés à l'immigration italienne du début du XXème pour nourrir un court roman s'intéressant surtout au vécu de l'immigré sans-papiers en France.

Et la présentation textes/images inverse judicieusement le processus ayant abouti à ce livre,  s'ouvrant sur le roman pour passer ensuite aux photos puis à leur légende : un enchaînement se rétrécissant "en entonnoir", chacune  des parties débouchant de même sur le rapatriement du corps dans sa terre natale. Histoire d'une vie ramenant inéluctablement aux origines ...

 

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p. 111

Cimetière de Sebocoro II, Cercle de Kolokani, Mali 2007.

Au second plan, la tombe inachevée d'Idriss, qui s'est donné la mort en août 2006 alors qu'il était détenu depuis deux ans à la maison d'arrêt de Fresnes, en région parisienne, en attente de jugement. Son corps a été rapatrié grâce à la caisse constituée par les migrants de son village et des villages voisins.

 

Arno Bertina adopte un dispositif narratif original.

Il fait d'Idriss le narrateur - ce qui le rend très proche - imaginant sa vie intérieure, sa perception du monde environnant. Mais il déplace certains éléments de son histoire (le viol, l'incarcération, le suicide) sur un personnage fictif, Ahmed, un immigré algérien un peu fou - sans doute à cause de la solitude et de la nostalgie - que le lecteur ne pourra appréhender que de l'extérieur par le regard de son ami. Deux facettes tantôt discordantes, tantôt concordantes, pour dire la complexité, la fragmentation d'Idriss, un narrateur qui s'adresse souvent à cet autre lui-même. Et ce second personnage donnant habilement du recul au récit fait d'un cas individuel l'histoire de tous les sans-papiers, tout en évitant à l'auteur de sombrer dans le pathos ou le discours moralisateur.

Une deuxième voix narrative un peu mystérieuse, matérialisée par des caractères italiques, vient en outre s'intercaler quatre fois dans la première, s'en distinguant par des référents érudits renvoyant à un monde occidental puissant et cultivé. Une voix portée par un homme évoquant par certains côtés ce fidèle ami français du vrai Idriss (en grande partie incarné par le personnage de Raymond) mais qui appartient à un jeune de quarante ans auquel ce dernier a parlé de la mort d'Ahmed et de cette «douleur qu'il ne peut manifester sans attirer l'attention». Titulaire des orgues d'une cathédrale chrétienne où est célébré l'enterrement d'un illustre personnage politique, cet autre ami d'Idriss, manifestement rebelle aux frontières, tente de faire échapper ce mort obscur à «cette solitude insupportable» en bouleversant le rite, faisant «trembler toute la cathédrale pour cet Algérien» et l'y faisant «entrer en douce» grâce à la puissance révélatrice de son jeu. Et il n'est pas interdit d'y reconnaître aussi la figure de l'écrivain, interprète de la réalité dont la fiction rend audible, visible, ce qui était masqué.

 

La langue caractérise les situations et les personnages, et celle donnée par Arno Bertina à son héros narrateur m'a dans un premier temps, je l'avoue, dérangée. Le livre s'ouvre en effet sur la description d'un paysage urbain inhospitalier dans lequel déambulent Idriss et Ahmed, retraçant ensuite les premières rencontres des deux hommes. Et toute la dureté agressive de ce paysage «qui n'a pas une tache de vert», la pesanteur de cette vie comme la difficulté des premiers rapports entre les deux hommes se ressentent dans une écriture heurtée, hachée ou lourde. Une langue orale sur laquelle on bute du fait de maladresses délibérées de la syntaxe ou d'approximations du vocabulaire qui obscurcissent parfois le sens, tandis que l'on ploie sous les accumulations de relatives et d'incises d'un héros qui semble tout enregistrer autour de lui, tout commenter intérieurement.

Très vite pourtant, on entre dans ce récit, réalisant toute la dislocation de l'univers d'Idriss, son inquiétude et son effroi, sa tristesse et son enfermement croissant dans une extrême solitude. Au fur et à mesure que son monologue intérieur prend de l'ampleur et de l'intensité, le héros nous touche par la finesse et la délicatesse de ses sentiments, par cette douceur contrastant si étonnamment avec ses dures conditions de vie, par toutes les nuances de ces pensées tournant dans sa tête sans qu'il puisse jamais les exprimer, semblant l'acculer lui aussi à la folie.

Arno Bertina montre bien ainsi la complexité du vécu quotidien des sans-papiers au travers d'un héros partagé entre la peur de se faire remarquer et l'humiliation d'être invisible aux autres du fait de sa pauvreté et de la couleur de sa peau, d'un héros dont le rapport au Mali est chargé d'ambivalence. Contraint de s'exiler pour faire vivre toute une parentèle mais aussi de se marier au pays ce qui lui interdit de faire sa vie en France, de subir cette pression sociale qui l'empêche de  «vivre léger», ce Malien qui porte toujours  ces gens «lourds et lointains» avec lui se montre néanmoins avide et fier de cette solidarité chaleureuse de son peuple qui se manifeste surtout autour de la mort. Et cette dernière, dès la première incursion du second récit - centré sur une messe d'enterrement -, envahit le roman : la mort de Souleymane le chibani pour qui «la boîte à chaussures [est] passée dans toutes les chambres du foyer» annonçant celle d'Ahmed (qui est aussi celle, inéluctable, d'Idriss) dont Raymond raccompagnera la dépouille dans sa famille .

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p. 81  Passage à l'intérieur d'une concession,

Diankadapé, Cercle de Kayes, Mali 2007

 

Les dix-huits photos d'Anissa Michalon, s'attachent aussi avec simplicité au quotidien. Elles sont introduites par le cliché assez sombre d'un passage se rétrécissant et débouchant sur un mur, constatant une même absence d'horizon au Mali. Ses sept photos réalisées en France montrent bien la grisaille et la tristesse d'un monde étranger (même celle ou Idriss est accompagné de Pierre, son ami français dont il partage visiblement surtout la solitude et le désarroi) mais elles ne rendent pas compte autant que le texte d'Arno Bertina de sa violence et de sa dureté. Et celle qui clotûre la série, aussi signifiante que la première,  semble figer un rêve d'envol dans une statue amputée d'une part d'elle-même conservant malgré tout sa dignité.

On est surtout frappé, dans les dix autres photos prises au Mali  (dont deux en double page) par l'harmonie des compositions (des portraits, des scènes de groupe  ou des natures mortes réalisés en extérieur, pour la plupart), par la douceur de la lumière et la délicatesse de ces couleurs atténuées par l'ombre, comme si la photographe avait voulu, en restituant à Idriss son village et sa famille, qu'il accorde enfin son monde intérieur à une terre où il pourra reposer en paix.

 

Numéro d'écrou 362573  s'affirme ainsi, en parfait accord avec son titre, comme un livre sur l'enfermement. Un enfermement qui ne peut se résoudre que dans la mort. Aucune issue possible pour tous ces immigrés qui deviennent les personnages d'une tragédie qui les dépasse.  

«La solitude d'Ahmed me serre le coeur» s'exclame l'organiste «en colère contre Dieu» imaginé par Arno Bertina, hurlant ces propos dans sa musique, «et celle d'Idriss aussi», un personnage auquel on ne peut que donner écho :  «c'est pas une vie»! Les auteurs n'ont, eux,  pas choisi de hurler même si on entend bien leur cri. La grande force de leur livre est de nous faire ressentir toute cette violence essentiellement dans son contraste avec la douceur donnée par l'écrivain au personnage d'Idriss et reflétée par la photographe, notamment dans ses photos maliennes où Idriss n'est présent que dans sa tombe. Et si Anissa Michalon a surtout restitué à  Idriss son unité en le réinsérant dans son pays d'origine, Arno Bertina a redonné de la visibilité, une identité, à tous ces sans-papiers que l'on croise dans nos villes et qu'on ne peut se résigner à voir réduire à de simples numéros.

 

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Numéro d'écrou 362573, Arno Bertina, Anissa Michalon, Editions Le bec en l'air, collection  Collatéral, février 201, 120 p.

 

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Anissa Michalon devant la photo

d'Idriss (prise au foyer Sonacotra

à Boissy- Saint-Léger,l'hiver 2004)

 

A propos de l'écrivain :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Arno_Bertina

et de l'aventure commune de ce livre:

http://sebecorochambord.livreaucentre.fr/plan-du-site/

 

 

    EXTRAITS :

p.9

 

Des voitures et des camions qui freinent et s'agglutinent à l'endroit de la sortie comme plein de bêtes pressées de quitter l'enclos. C'est que, à cet endroit, les deux voies se fondent en une seule qui, 100 mètres plus loin, se tord un peu – elle n'a pas eu le temps de comprendre, et à peine celui de se débattre – avant d'être avalée par la ville. C'est à Boissy-Saint-Léger. Je croyais les autoroutes interminables, qu'elles se transforment toujours, et ici non, pfffuit, elle disparaît sans faire de bruit, au bas de trois portiques jaunes arqués sur des trains de marchandises dont des 33 tonnes s'éloignent en suivant la direction de ces avions qui nous survolent avant de passer derrière la colline où ils atterrissent, sur lesquels ont été posés les containers des trains. «A l'aéroport d'Orly» me dit Ahmed.

Et nous deux, donc, pour regarder tout ça, le cul sur le remblai de l'autoroute qui disparaît – mais ce n'est pas un livre d'amour hein, une aventure, attention ; Ahmed était bien fou.
Nous deux jusqu'à ce qu'on redescende en se déchirant les mains sur les buissons touffus, plantés serrés et ça fait comme des barbelés, pour reprendre cette rue qu'existe pas vraiment mais où se passent beaucoup de mes rêves : aucune adresse, pas de maison. (...)

 

p.26/27

(...)

Ca m'est venu au cours de la soirée : j'aurais pu te donner cet exemple, Ahmed. Te dire de profiter à travers moi de la solidarité qu'existe entre les gens de Fangouré, en espérant que ça te soigne, ou moi, mais les mots explosaient dans ma tête à retardement, et au bout d'une demi-heure j'ai tout compris : te parler d'un mort pour te faire sentir la chaleur humaine c'était très fou, impossible. Te proposer de venir passer une soirée au foyer Bara, où tout le monde avait le deuil, POUR te donner un groupe d'amis, c'était très fou, impossible. Tellement que je me suis mis à sourire, à me mordre les lèvres, puis les poings et j'ai craqué : un rire discret mais nerveux, qui insistait, qu'a réveillé Aboubacar.

-Ah tu es là ... ? je t'ai pas entendu entrer.

Tous les soirs il disait ça. Jamais je ne lui répondais car dans ma tête c'était sa façon de ne pas se dire épuisé alors que certains soirs j'aurais pu danser sur le lit sans le réveiller, et lui aussi – quand c'était à mon tour de l'occuper et qu'au matin je devais lui laisser la place; j'avais dormi toute la nuit sans me vider de la fatigue accumulée. On pouvait faire entrer un courant d'air qui rasait le matelas et faire entrer dans la chambre la lumière très dure des néons du couloir sans réveiller le dormeur. On se disait des fois qu'on était avancés profond dans un rêve; le reste du temps on n'était que prêts à mordre, «la fatigue aura ma peau».

(...)

p. 53

4.

Alors, fébrile ou perturbé j'ai remplacé la dernière pièce – que j'étais désormais incapable de jouer correctement – par les Litanies de Jehan Alain, ce qui revenait à troquer l'annonce de la Résurrection contre une pièce terrible; que le tumulte soit raccord avec le désordre des émotions et qu'il console, lui, si on peut atteindre le sublime par le désordre. Je l'attaque, je murmure les mots qu'Alain adressa à l'interprète des Litanies : «Une conjuration ardente... La prière comme une bourrasque irrésistible Je chante les notes, je veux rester à flot : je joue pour Ahmed maintenant – trop fort en plus de ne pas jouer ce que je devais, j'engage des jeux qui ne devraient pas l'être à cet endroit de la partition, convoquant une foule de voix, tout un monde caché dans les entrailles de l'orgue. (...)

Publié dans Fiction, Texte-image

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