Malgré une intrigue amoureuse d'une banale simplicité – qui, encore condensée, inspirera le livret du célèbre opéra de Tchaikovsky (1) - Eugène Onéguine s'avère un roman singulier de très grande ampleur. Ce magnifique roman en vers (2), qualifié à juste titre de "montagne aérienne" par la poétesse Anna Akhmatova, est en effet une oeuvre foisonnante et étonnante où Alexandre Pouchkine, omniprésent, se livre à de multiples digressions, exposant ses goûts et ses idées ainsi que son art poétique en entrelaçant espièglement les thèmes et les voix, et en s'adonnant à de multiples commentaires et réflexions emplis d'ironie, comme à de nombreuses allusions littéraires.
Eugène Onéguine est de plus une oeuvre à la structure complexe s'appuyant sur la mécanique précise et régulière (3) d'une strophe inventée par Pouchkine et lui permettant paradoxalement de déployer toute la liberté de son art, et notamment la vivacité et la légèreté malicieuse d'une langue parodique tendre ou vigoureuse, à la fois mélancolique et joyeuse. Une oeuvre qui brosse une série de tableaux précis et concis rendant compte de manière réaliste de la vie russe de son époque, l'auteur sachant remarquablement camper une variété de décors et suggérer différentes atmosphères saisonnières, familiales ou mondaines, campagnardes ou moscovites dans lesquelles évoluent ses héros appartenant à la petite noblesse rurale ou à l'aristocratie. Et on pénètre ainsi avec intérêt les modes de vie de ces classes dominantes, près d'un siècle avant la Révolution.
1) L'Eugène Onéguine de Tchaïkovsky, tout en retirant l'essentiel de la dimension parodique et des "bavardages" qui font le prix de ce roman, reste très près du texte de Pouchkine dont il intègre de larges citations.
2) Premier roman en vers de la littérature russe, ce genre inauguré par Pouchkine ne connaîtra aucune postérité
3) Régularité dont s'échappent les lettres d'amour de Tatiana et plus tard d'Onéguine, ce qui souligne encore l'état tourmenté de leurs auteurs, mais aussi la musique différente de ces chansons que les paysannes chantaient «sur commande» lors des cueillettes afin que «les fruits du seigneur/ Ne soient mangées par ses gourmandes!»)
Composé entre 1823 et 1831, Eugène Onéguine paraît d'abord par chapitres de 1825 à 1832 avant que ses huit chapitres ne soient édités dans leur totalité en 1833 : une première édition révisée par l'auteur, dont l'énigmatique version finale comportant de nombreuses strophes fantômes (4) - que le traducteur quand cela est possible nous restitue en annexe - paraîtra en janvier 1837, un mois avant sa mort prématurée dans un duel. André Markowicz y ajoute également en annexe un dernier chapitre intitulé Extraits du voyage d'Onéguine qui fut publié à part et venait compenser un mystérieux neuvième chapitre supprimé par Pouchkine "pour des raisons qui ne comptent que pour lui", l'auteur s'excusant dans sa préface du bouleversement de la structure de son roman.
4) Strophes numérotées s'insérant dans l'ensemble mais au contenu totalement ou partiellement vierge, car restées a l'état de brouillon, éditées dans la première version - ou seulement en revue - et retirées dans la seconde, ou même jamais écrites (à moins qu'elles n'aient été écrites et détruites...)
Véritable monument du patrimoine littéraire russe, ce long roman en vers a donné lieu à de multiples traductions françaises en prose (5) ou en vers et il fallut attendre celle de Gaston Pérot en 1902 pour qu'on abandonne l'alexandrin pour l'octosyllabe et se rapproche du tétraèdre iambique rimé de la strophe pouchkinienne (6) sans pour autant en rendre tout le relief, toute la richesse (7).
Fruit époustouflant de vingt années de labeur, la traduction de référence d'André Markowicz publiée en 2005 respecte, selon l'avis des experts, la structure pouchkinienne dans ses rythmes et ses rimes mais aussi dans ses sonorités et ses accentuations, restituant ces jeux d'échos et d'enjambements qui permettent de fondre le lyrisme et la parodie dans l'unité de la strophe. Ignorant le russe, je ne suis pas apte à juger de sa fidélité à l'original mais j'en ai néanmoins ressenti toute la qualité, lisant ces vers expressifs d'une grande fluidité et variété d'intonations, de rythmes et de couleurs avec beaucoup de plaisir. Des vers dansants et vibrants, à la fois graves et légers alliant harmonieusement la moquerie à la bienveillance et la joie à la tristesse. Des vers pleins de vie dont la beauté rayonnante et la lucidité sereine touchent profondément.
5) Eugène Onéguine fut notamment traduit en prose dès 1863 par Tourgueniev et Louis Viardot (ici)
6) La strophe pouchkinienne rédigée en tétraèdres iambiques (vers formés de quatre unités de deux syllabes, avec accent sur les syllabes paires) comporte quatorze vers. Elle enchaîne ainsi un quatrain à rimes croisées, deux distiques à rimes plates, un quatrain à rimes embrassées et un distique final à rimes plates.
7) Gaston Pérot ne réussit pas, toujours aux dires des experts, à en restituer l'accentuation car la métrique russe n'est pas seulement syllabique comme la métrique française mais syllabo-tonique
Le jeune noble oisif (8) Eugène Onéguine, sorte de dandy en proie au spleen blasé par une vie de plaisirs, quitte Saint-Petersbourg pour se rendre au chevet de son oncle mourant. Il s'installe dans le domaine seigneurial dont il vient d'hériter et se lasse très rapidement des charmes de la campagne. Par ennui, il se lie d'amitié avec Vladimir Lenski, un jeune poète idéaliste qui l'entraîne un jour chez leurs voisins, les Larine, dont il doit épouser la fille aînée Olga. La cadette Tatiana, nourrie de romans sentimentaux, s'y éprend immédiatement du bel Onéguine auquel elle adresse en toute candeur une lettre enflammée dès le lendemain. Parfait gentleman, Onéguine l'éconduira gentiment non sans la gratifier d'un sermon. Quelques temps plus tard, lors du bal donné chez les Larine pour l'anniversaire de Tatiana, ignorant cette dernière, Onéguine s'amuse par désoeuvrement à séduire Olga au grand désespoir de Lenski qui le provoque en duel. Il tuera ainsi son ami et, empli de remord, partira en voyage pour oublier. Tatiana se consume toujours d'amour et sa mère l'entraîne à Moscou pour lui trouver un mari. Elle y fera un très beau mariage, épousant un vieux général ventripotent.
Plusieurs années après, de retour à Moscou, Onéguine se rend à une réception chez son vieil ami le Prince dont Tatiana est devenue la femme. Il tombe follement amoureux, envoyant à son tour des lettres d'amour enflammées et, faute de réponse, assaille Tatiana chez elle. Mais, tout en lui avouant l'aimer toujours, elle lui résiste en se réfugiant derrière sa fidélité d'épouse, lui donnant à son tour une leçon de morale.
8) inaugurant dans la littérature russe ce personnage oisif en proie à l'ennui qui sera abondamment repris par la suite
Childe Harold's pilgimage, Lord Byron
Un roman parodique aux héros romantiques
Pouchkine a manifestement été influencé par Le pélerinage de Childe Harold (9), poème majeur du romantisme publié par Byron en 1813, dont le héros, un homme fatigué du monde et d'une vie de plaisir et de débauches, est une sorte d'extension de son auteur qui y transpose ses voyages et ses réflexions. Mais il entre dans Eugène Onéguine, et sur tous les plans, une très forte dimension parodique, ce roman en vers s'avérant par ailleurs plus réaliste que romantique.
9) Avec ironie Pouchkine multiplie les allusions à Byron et décrit même son héros en nouvel Harold : «Nouvel Harold, Evguéni passe/ Des jours d'ermite et de rêveur», «Tel Childe-Harold, distrait et sombre,/ Il paraissait dans les salons »,«Une copie, un rien du tout/ Qui joue Harold en plein Moscou (...) Un homme ou une parodie ?»...
Il y a déjà beaucoup de malice dans cette intrigue simple reprenant à dessein bien des clichés. Et l'auteur, avec ironie mais aussi compassion, s'ingénie à y mêler le ridicule au tragique tout en faisant entendre sa propre nostalgie du temps qui passe pour souligner l'absurdité et le gâchis des vies de ses jeunes héros, ce bonheur si proche qu'ils ont laissé fuir («Et le bonheur était si proche/ Oui, si possible ...»).
Car nous avons bien affaire à une comédie reposant pour l'essentiel sur les ressorts du renversement et du reflet, ou de l'imitation. L'auteur va y prendre plaisir à tourner gentiment en dérision ses héros Onéguine et Lenski qui, chacun à leur manière, prennent plus ou moins consciemment une pose romantique. Et même le personnage de Tatiana, le plus authentiquement romantique, cette jeune-fille mélancolique et passionnée qui croit «au légendaire/ du vieux passé de la Russie », aux «rêves et oraculaires», va surprendre nos attentes.
Les deux héros principaux, particulièrement chers à l'auteur - qui les gratifie d'un possessif affectueux et moqueur -, semblent de plus doublés, rehaussés chacun par un personnage contraire : Olga, extravertie et pragmatique contraste ainsi avec la secrète et rêveuse Tatiana qui voit en Onéguine un héros byronien droit sorti de ses livres. Quant au pauvre Lenski, tout l'opposé d'Onéguine, mais aussi de Pouchkine, il n'est qu'un médiocre poète qui se croit romantique, permettant à l'auteur d'exprimer à contrario ses idées sur la poésie:
«C'était son style, obscur et fade
(Du romantisme, dira-t-on,
Mais, romantiques, ces tirades
Ne le sont guère ; enfin passons.)»
Lydia Timochenko, illustration du roman E.Onéguine
Onéguine et Tatiana changent radicalement de comportement (la jeune fille faisant un mariage de raison et se conformant à la dignité de son nouveau statut social tandis qu'Onéguine, auparavant froid et blasé, se met à brûler de passion!). Et leur situation respective s'inverse de manière presque bouffonne, notamment autour des motifs du bal (modeste bal de campagne ou réception moscovite), de la lettre d'amour ou du sermon moralisateur.
Pouchkine tourne ainsi brillamment et subtilement en dérision ses héros. Prolixe en commentaires sur leur comportement, il se moque ainsi des goûts féminins de Lenski tout en mettant en doute ses qualités de poète («Moi, si j'étais poète, j'aurais préféré l'autre») ou s'amuse des difficultés de Tatiana à écrire sa lettre tout en raillant la noblesse de son pays :
«Tania s'exprimait assez mal
Dans notre idiome national :
Sa langue écrite était française
Jamais encore jusqu'à ce jour,
Les dames n'ont parlé d'amour
En russe, et là est mon malaise.»
Et il mêle sans cesse ironiquement la voix de ses héros à la sienne, osant même, au moment le plus tragique, entrelacer dans la même strophe son style simple et concis aux détails précis (v.1/3 et 7/9) et le style convenu, vague et ampoulé des poèmes de Lenski, ce dernier venant mourir comme il l'aurait écrit. La mort est ainsi traitée par Pouchkine de manière espiègle, sans le moindre pathos :
«Pose sa main sur son sein gauche
Et tombe. Dans ses yeux brumeux,
Nulle douleur – la mort qui fauche.
Ainsi, d'un haut sommet neigeux
Joue au soleil la masse blanche
Qui glisse et fond en avalanche.
Notre Evguéni, soudain, le sang
Figé, court vers l'adolescent;
Il le regarde, il le rappelle...
En pure perte – il ne vit plus
Le jeune aède a disparu
Souffle un vent noir, la rose frêle
Succombe à l'aube du matin
La flamme sur l'autel s'éteint! »
Alexandre Pouchkine peint par Vassili Andreievich Tropinine (1827)
D'emblée Pouchkine introduit une certaine confusion - levée une strophe plus tard - entre le "je" d'Onéguine et celui de l'auteur (I, v. 1 : «Mon oncle ...», puis II, v.5 : «Amis de mes premiers poèmes !»). Mais Onéguine n'est pas une simple extension de l'auteur, même si la dernière partie du livre (les restes de ce fameux neuvième chapitre), très autobiographique, retrace des voyages qui sont en fait les siens, et si son héros éponyme partage de nombreux traits avec lui.
Décrire et commenter la vie d'Onéguine permet à l'auteur de prendre une distance amusée avec lui-même. Et, en soulignant fortement ce qui le distingue de son héros (10), il peut affirmer ce qui pour lui importe le plus : son amour de la nature («Trois jours, et bois, prairies, collines/ N'occupaient plus mon Onéguine.»), ses goûts pour la lecture et surtout l'écriture poétique : («Privé de la passion sublime/ D'offrir aux sons ses jours de vie/ Il confondait rythmes et rimes.»). Sans oublier de s'abandonner à ses souvenirs et de célébrer le plaisir de ces «petons» féminins dont il n'a pas fini, lui, de se griser :
«Non, j'aimerai toujours les bals !
J'aime le feu de la jeunesse,
L'éclat, la frénésie, la presse,
Des dames les atours pensés;
Et leurs petits petons... »
10) «Je note avec quelque allégresse
Ces divergences dans nos goûts
Afin que tel lecteur caustique,
tel éditeur anecdotique
De calomnies alambiquées,
Nous comparant pour critiquer,
Ne se réjouisse et ne répète
Qu'en Onéguine, je n'ai fait
Rien d'autre qu'un autoportrait,»
Pouchkine a par ailleurs mis beaucoup de lui dans Tatiana, cette jeune-fille idéale. Outre le partage de certains goûts de lecture (notamment pour La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau qu'il admirait et qui a peut-être aussi influencé ce roman), on retrouve chez l'héroïne sa profonde sensibilité à la nature :
«Dès lors, levée avec l'aurore,
Elle repart vers les prairies,
Les contemple et leur parle encore,
Eplorée dans ses songeries :
" Adieu, vallées qui me sont chères,
Et vous, collines familières,
Et vous, forêts toujours connues,
Et toi, ciel pur aux calmes nues;
Adieu, nature toujours vive."»
Et aussi son attachement à sa nourrice qui lui transmit son amour des légendes et des vieilles traditions russes :
«... mais sa nourrice,
Contant, l'hiver, au noir des nuits,
faisait frémir son coeur séduit.»
On sait en effet l'importance qu'eut pour l'enfant mal aimé par ses parents que fut Pouchkine, et pour l'écrivain qu'il deviendra, l'affection de sa nourrice qui lui contait, en russe, de merveilleuses histoires...
Pouchkine peint par Boris Shcherbakov (1948)
Un roman léger empli de liberté
Pouchkine était un homme brillant d'une grande indépendance d'esprit, à la fois admiré et redouté par le tsar. Et c'est en Bessarabie où ce dernier l'avait exilé pour "avoir inondé la Russie de poèmes mutins" qu'il commença à écrire, à ses dires, "non un roman mais un roman en vers - différence diabolique", où il "bavarde comme il n'est pas permis". Un roman dont le héros dans lequel il se projette en partie se définit avant tout par sa liberté et sa légèreté («Mon Onéguine est libre, il vole»). Un roman en vers, paradoxalement d'une grande modernité car audacieux et espiègle, sortant «des sentiers battus» pour braver les codes littéraires et enfreindre les clichés poétiques (11), et se permettant toutes les libertés, même celle, lors de sa dernière édition, d'attirer ludiquement l'attention du lecteur sur ces coupes énigmatiques et ces remaniements opérés résultant sans doute de la censure.
Le premier sujet d'Eugène Onéguine, c'est la composition fictionnelle de Pouchkine, sa conception romanesque et sa présentation d'un art poétique dans le vif de son élaboration. Et cette liberté que lui offre sa muse (12), la poésie étant pour lui intimement associée à la liberté et la légèreté (13), il la décline ironiquement sur tous les plans, que ce soit au niveau du statut des personnages et du point de vue narratif, de la structure narrative ou du style.
11) «Le lecteur veut sa rime en "rose"/ Mais prenez-la, je vous en prie !»
12) «Ma muse offrait ses dons légers»
13) «... la muse arrive,
L'esprit retrouve sa clarté.
Libre, je sens l'alliance active
Des sons, des sens et des idées.»
"Je le connus, mon phénomène"
La plus grande audace de Pouchkine est sans doute de prétendre nous raconter l'histoire vraie de son ami Onéguine en entrant dans sa propre fiction. L'auteur affirme en effet avoir connu son héros de même qu'un de ses amis réels a vu Tatiana et qu'il peuple son roman de nombre de ses connaissances. Tous les personnages de cette fiction acquièrent ainsi (directement ou indirectement) une réalité. Et les héros jouissent de ce fait d'une certaine autonomie, créatures échappant en partie à leur auteur qui, comme dans la vraie vie, ne peut en comprendre tous les ressorts et se borne souvent à prêter «une oreille furtive à leurs propos» ou à en commenter les comportements parfois surprenants. Car un roman doit rendre la complexité de cette vie aux perspectives multiples, et ses protagonistes, pleins de contradictions comme l'auteur lui-même, ne peuvent posséder un caractère unique et constant.
L'ambivalence du statut de l'auteur lui permet d'entremêler les points de vue narratifs. Pouchkine recourt ainsi à la fois à un narrateur extérieur à la troisième personne et à un narrateur à la première personne se confondant avec l'auteur ami fictif d'Onéguine comme avec un auteur interpellant sans cesse le lecteur, lui livrant ses souvenirs, ses goûts et ses réflexions, ses conceptions poétiques, et faisant volontiers des remarques sur l'avancée de son roman en cours.
Un roman "tout en détours"
Pouchkine brise sans cesse le fil de l'action, plantant là de manière cavalière ses personnages pour se livrer à des digressions en cascade où le "je" prédomine, à tel point que dans certains chapitres il semble que c'est l'intrigue qui fait digression !
Ainsi dans le premier chapitre, le plus long, l'action n'avance-telle pratiquement pas. Nous apprenons dans la première strophe que l'oncle d'Onéguine est mourant et dans le premier vers de la seconde qu'il est parti à son chevet. Et, après une pause de près de cinquante strophes - l'auteur n'en consacrant que quelques unes à un portrait rétrospectif de son héros et à sa rencontre avec lui, préférant bavarder de choses et d'autres le concernant -, on se retrouve au point de départ à la strophe LII ! :
«Notre Evguéni, d'une âme vive,
Partit en poste, au grand galop,
Bâillant déjà d'avoir pour lot
Au nom d'un espoir d'héritage
Ennui, soupirs et bâillements
(C'est le début de mon roman).»
Et seules les deux strophes suivantes font un peu progresser l'action, Pouchkine reprenant ses confidences personnelles dans les six dernières!
Un style "bariolé"
Outre que Pouchkine, on l'a vu précédemment, possède l'art d'entremêler la voix de ses personnages à la sienne de manière moqueuse et subtile, il évoque ironiquement ce style «bariolé» empli de termes étrangers (français bien sûr mais aussi , anglais, italien, latin...) qu'il utilise :
«Or pantalon, frac et gilet,
Ces mots, ils sentent le français
Et je ressens déjà la gêne,
Je vois les juges m'accabler :
Mon pauvre style est bariolé
De trop de termes allogènes
Au Dictionnaire, mes amis,
Qu'édite notre Académie.»
Se souciant aussi d'écrire comme on parle dans son pays, il aime puiser dans l'idiome populaire, «vulgaire», considéré comme appartenant au «style bas» («Sans une faute de grammaire/ Le russe ne saurait me plaire».) Et de même qu'il avait osé, avec une certaine provocation, bousculer les codes en donnant un prénom très populaire à son héroïne, il se délecte de termes typiquement russes pour accroître la "russité" de certains tableaux d'une vivante simplicité :
«L'hiver ! ... Le paysan pavoise.
Traçant la voie sur son traîneau;
Toute à sa fête villageoise,
La jument file au petit trot;
La kibitka aventureuse
Ouvre une neige duveteuse,
Et le touloupe du cocher
D'un kouchack rouge est attaché.
Voici le fils d'un domestique
Qui dans sa luge a mis son chien,
Et lui, cheval, il va il vient,
Il rit, son doigt gelé le pique,
Alors qu'à la croisée, maman
Va gourmander son garnement.»
Eugène Onéguine est ainsi un chef-d'oeuvre d'une beauté aérienne et lumineuse qui célèbre la vie avec nostalgie et dérision. Un roman en vers vivant, car pour l'auteur il ne doit pas y avoir de disjonction entre la poésie et la vie, la poésie et le roman. Une oeuvre qui nous fait aussi mieux comprendre la vie, l'âme et l'esprit d'Alexandre Pouchkine, ce génial fondateur de la littérature russe (14) dont l'aspiration à la liberté, l'intelligence et la culture, la lucidité et l'humour, s'alliaient à beaucoup d'humanité. Un écrivain, mais aussi un homme, qui nous semble d'autant plus proche qu'il s'adresse sans cesse à ses lecteurs, à ses contemporains comme à ses lecteurs futurs :
Vivez, et soyez ivres d'elle,
Amis, de la légère vie !
Elle est néant, tout le rappelle,
Et peu de chose m 'y relie.
J'ai passé l'âge des mirages,
Mais des espoirs un peu volages
Essaient parfois de m'habiter :
Je serais triste de quitter
Ce monde sans laisser de trace.
Je n'écris pas pour qu'on me loue,
Mais j'aimerais, comprenez-vous,
Chanter mon sort et ma disgrâce,
Et que mes vrais amis, les sons,
Disent au monde ma façon.
(...)
Reçois ici ma gratitude ,
Ami des muses sans fracas
Dont la mémoire gardera
Le fruit de ma fugace étude,
Toi qui diras d'un ton sérieux :
"Fouillons dans les lauriers du vieux".
14) La Russie est un pays de tradition orale dont l'histoire fut marquée par des invasions à répétition, et la violence du contexte politique n'a pour ainsi dire pas permis l'émergence d'une littérature avant le XIXème siècle. On y est ainsi entré de plain pied dans la littérature "moderne" avec Pouchkine qui s'approprie le romantisme européen et inaugure tous les genres.
Eugène Onéguine, Alexandre Pouchkine, traduit du russe par André Markowicz, Préface de Mickaël Maeylac et note du traducteur, (Actes Sud 2005) Babel, 2008, 382 p.
Vu l'abondance de vers et de strophes cités dans cet article, suffisante à mon sens pour que le lecteur se fasse une opinion, j'ai jugé préférable de ne pas ajouter d'autres extraits.
Pour prolonger :
On peut consulter sur ce blog un article sur La Dame de piquede Pouchkine :