"L'enfant du bonheur", de Robert Walser

Publié le par Emmanuelle Caminade

"L'enfant du bonheur", de Robert Walser

L'enfant du bonheur et autres proses pour Berlin réunit soixante-douze textes inédits - à l'exception de six d'entre eux (1) – écrits par Robert Walser pour le Berliner Tageblatt. Les quatre premiers datent de 1907/1908, époque où le jeune écrivain suisse résidait chez son frère à Berlin et commençait à y être reconnu comme romancier dans les milieux littéraires.

De retour en Suisse dès 1913, il ne publia plus ensuite que de courtes nouvelles et des poèmes, son dernier recueil, La Rose, paraissant en 1925. Il se détournera alors «de la littérature agrafée et reliée pour se diriger vers celle qui voltige de feuille en feuille».

Les soixante-huit autres textes concernent la période 1925/1933 où l'activité de chroniqueur-feuilletoniste qui faisait vivre Robert Walser prit un grand essor (2) jusqu'à ce que, après avoir continué d'envoyer ses articles de la clinique psychiatrique de la Waldau, près de Berne, où il fut interné en 1929, il se taise définitivement après avoir été transféré dans un établissement psychiatrique à Herisau en 1933 - date coïncidant avec la prise de contrôle du journal par le gouvernement nazi à l'avènement du IIIème Reich. Un établissement dans lequel il restera jusqu'à sa mort en 1956.

1) L'éditeur signale que cinq ont été publiés dans Nouvelles du jour et un dans Porcelaine (Zoé 2000). Deux, Au feu! (sous le titre L'incendie) et En tramway, ont été publiés de plus dans une traduction de Golnaz Houchidar  dans  Retour dans la neige,  toujours chez Zoé  en 1999

2) Il publia également de nombreux articles dans le grand journal germanophone Prager Press

 

                  

 

L'éditeur nous présente opportunément ces proses abordant une grande diversité de sujets dans leur ordre chronologique, ce qui permet de les mettre en parallèle avec le contexte politique dans lequel elles furent rédigées et avec le parcours personnel de l'écrivain, comme de saisir l'évolution de son écriture.

Destinées à la page culturelle censée divertir les lecteurs, et surtout les lectrices, ces petites chroniques sujettes à de multiples réflexions partant d'observations et de lectures, de souvenirs et de rêves, ou imaginant des lettres à des destinataires plus ou moins fantaisistes et de petites histoires décalées, sont rédigées à la première personne selon la loi du genre. Et l'omniprésence du thème de la femme renvoie sans doute autant à l'attente du lectorat auquel elles s'adressent qu'au rapport particulier à la femme (3) que semble avoir l'écrivain...

Cette page culturelle côtoyait les pages dites sérieuses de ces «journaux qui [dit-on] représentent le monde», et témoignent d'une actualité politique, économique et sociale plutôt chargée dans ces années qui précédent et surtout suivent la crise de 1929. Des journaux qui parvenaient bien à Robert Walser, même après son internement : «Je lis chaque jour avec attention, je veux dire avec une certaine ponctualité, le journal, qui m'informe de manière souhaitable sur ce qui arrive.» (1931)

Pourtant, à ce contexte troublé il n'est fait que peu d'allusions directes dans ces proses, même si celles des années 1925/1929 insistent parfois sur les inquiétantes dépenses militaires inscrites au budget allemand ou sur le mouvement Paneuropéen et cette «culture de l'égo» s'opposant à la «contraignante idée européenne», l'auteur se montrant indirectement perplexe quand à l'issue de ce combat, ou très ironique (4). Pour Robert Walser en effet, les guerres «germent au sein-même de nos société», elles sont «le produit de nos imprudences et de nos insatisfactions, puisque en temps de paix, nous ne cessons de nous combattre les uns les autres», et la vie personnelle, «l'âme et les nerfs des gens», génère et reflète la «vie politique» et celle des relations entre Etats. Pour lui de plus, «des actualités extrêmement fortes sont presque un peu gênantes, elles sont incompatibles avec la jouissance ou l'appréhension de la vie ou en d'autres termes, de la réalité.»

3) Ce qui transparaît dès 1907 dans L'écrivain : « Prenons par exemple ses rapports avec les femmes – ici, l'écrivain qui travaille sérieusement et qui est absorbé par la cause qu'il sert se voit obligé à la prudence, jusqu'à un point souvent tout à fait honteux pour sa réputation d'être humain, et d'homme. »

4) En causant de choses et d'autres, il laisse ainsi échapper certaines phrases comme : «De nos jours, peut-être que l'Europe tout entière mène un combat prometteur ou désespéré contre l'idiotie». Ou évoque ironiquement  «nos jours avides d'harmonie» ou «notre temps conscient de ses responsabilités».

 

Et à partir de 1929/1930 cet auteur qui cherche «l'harmonie avec lui-même» semble s'éloigner totalement du monde extérieur (ne serait-ce déjà parce qu'il ne sort plus en ville, au café ou au spectacle, au théâtre ou à l'opéra, mais seulement dans la campagne). Rêvant «tout à loisir» lors de ses promenades dans la nature, évoluant «à l'écart ou en dehors du quotidien», il s'enferme alors dans son monde intérieur, imaginaire, dans la réalité inaccessible de cet autre monde qu'il pressent, ce que consacre cet ultime poème où il semble s'identifier à l'héroïne :

Inutile et méconnue,
je contemple l'inaccessible
si désirable et si facile
qui m'enjôle et qui m'envoûte
(...)
Vers moi-même je me reconduis
et contente de moi suis.

 

                                            

Beaucoup de ces chroniques qui font feu de tout bois et nous détournent souvent du sujet apparent en portant notre attention sur d'infimes détails traitent de manière principale ou accessoire des livres – Robert Walser s'intéressant aux grands auteurs, à Balzac comme à la "littérature de gare". Elles parlent aussi beaucoup de l'écrivain, du poète, l'auteur semblant plus ou moins directement nous livrer sa conception du métier.

Dès 1907 un portrait décrit ainsi l'écrivain en «guetteur» pourchassant «les bizareries du monde» dans ce qu'il a de plus banal pour apercevoir ce dont il a «la prémonition et même ce qui est presque insaisissable». Et son aptitude à «se glisser dans la vision du monde, le sentiment, la religion des autres» y est célébrée. Une vingtaine d'années plus tard, la langue, celle qui fait «la beauté et la grandeur» d'un texte semble primer et l'écrivain s'affirme comme celui qui «use des mots tels qu'aucun autre ne les a trouvés, si particuliers, éclairés d'une lumière inconnue». Tandis que la «gaieté indispensable à une production de qualité» permet d'approcher la complexité de la vie qui «dans son ensemble ressemble à un bouffon non dépourvu de talent». «Un amusement comporte une sérieuse signification» et l'écrivain porte un regard de petite-fille sur le monde, «gamine» pour «se réveiller et s'amener à soi-même», pour trouver la sérénité de «l'enfant du bonheur».

 

L'évolution du style de Robert Walser entre les deux périodes est manifeste. Outre la modernité de cette distance comique établie avec le monde observé qui s'étend désormais de plus en plus à lui-même et à son propre texte, on est frappé par la grande liberté et singularité de cette écriture ludique. L'auteur nous régale ainsi de nombreux et savoureux néologismes (5) que n'a pas éludés la traductrice, il s'affranchit du fil logique et chronologique, opérant de nombreuses digressions, sautant volontiers du coq à l'âne, anticipant ou revenant en arrière, ne faisant que «soulever diverses questions» et s'égarant même dans ses réflexions. Et surtout il recourt sans cesse aux paradoxes, ne dédaignant pas les oxymores, non seulement pour nuancer son propos mais pour ouvrir les possibles et approcher l'indicible, l'infini, en faisant soupçonner une autre cohérence que l'on ne pourrait saisir de manière fugace que par petites touches. Un procédé qui, au-delà d'un effet de style, reflète la vision du monde de l'auteur. Car pour lui, «tout ce qui est incertain et imparfait ménage une ouverture vers ce qui est certain, tandis que la certitude semble présenter des échappées vers l'incertain.»

Une écriture tendant au bonheur, ce «souffle», ce «rêve» surpassant «toute force et toute faiblesse» qui est «ce qu'il y a de plus tremblant et en même temps de plus solide».

5) Comme par exemple ce que la traductrice a rendu par : "collinade", "colossalité", "mauvietterie", "follichonnerie", "automnitude" ou "mollachitude", "bas-bleuisme", "giflette" ou "bougillon", "donjuaniser" ou "s'anormaliser" ...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'enfant du bonheur et autres proses de Berlin, Robert Walser, traduit de l'allemand par Marion Graf, préface de Peter Utz, éditions Zoé, octobre 2015, 298 p.

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Walser_%28%C3%A9crivain%29

EXTRAITS :

 

Où l'on cause de choses et d'autres

p.53/54

Une nouvelle de Jeremias Gotthelf m'est tombée dans les mains, elle s'intitule : "Le dimanche du grand-père", et elle représente peut-être un petit théâtre du monde. C'est à peine si, depuis le temps que je m'occupe des livres, j'ai jamais rien lu d'aussi beau, d'aussi délicat, et avec cela, d'aussi grand. C'est dans la langue que résident la beauté et la grandeur de ce texte de quarante pages à peine. Le décor est une ferme. Le grand-père, qui sent venir sa fin, est couché dans son lit. Il sent le froid le gagner. On décrit alors comment les enfants viennent parler avec lui. Il serait possible d'extraire de cette histoire si banale, dans laquelle il n'y a absolument rien de romantique, une sorte de mystère pour la scène, mais qui donc, ayant lu ce petit ouvrage touchant, pourrait se résoudre à remodeler à d'autres fins un tel bijou de peinture de genre campagnard ? Chez Gotthelf, ce sont les petits mots, dits à voix basse, qui comptent. Ce à quoi on prend à peine garde requiert l'attention, une fois qu'on l'a perçu. Percevoir, parfois, est aussi difficile dans les livres que dans la vie. J'ai lu le petit livre à mi-voix pour moi-même, et je puis parler d'une vraie joie, qui se fondait sur l'attention, sur l'accompagnement. Le fils et la fille du grand-père, qui s'étaient mariés sur ses instances, ne sont pas aussi heureux qu'ils le devraient, l'aïeul le sait, et à présent, il en parle avec l'épouse, et s'accuse. A cette occasion, l'écrivain use de mots tels qu'aucun autre ne les a trouvés, si particuliers, éclairés d'une lumière inconnue, si bien qu'ici et là, on s'étonne de l'art de l'auteur d'être entièrement lui-même dans la réflexion, dans la mise en oeuvre de celle-ci. (...)

(26/2/1926)

 

Glose sur une première du Don Juan de Mozart

p.103

Abstraction faite que je n'arrive pas à comprendre les avantages que retire la société lorsque la courtoisie est poussée trop loin, elle qui ne conserve sa valeur, sa validité, que dans la mesure où elle se pratique avec modération, je me suis trouvé hier – s'il vous est agréable que je vous le fasse savoir – au balcon d'un théâtre afin tout d'abord de permettre à mes yeux d'entreprendre plusieurs promenade dans la salle, et ce fut alors le spécimen exquis d'une paire de petits pieds qui retint mon attention, sur quoi, le rideau se leva.

D'emblée, je fut charmé par un certain dénuement sompteux du décor, car la décoration se montrait d'une pauvreté éblouissante, d'une laideur enchanteresse, ce dont en mon âme des plus réjouie, je crus devoir m'effrayer profondément, mais l'action insuffla ensuite sa respiration à la scène qui restait figée dans l'attente, et si alors, il ne se produisit rien de plus aimable, de plus sympathique, de plus digne d'être salué que le fait qu'à une personne supérieurement capable, à une personnalité responsable au plus haut point, les joyeuses lumières de la vie furent soufflées par l'action de la plus tendre perfidie, de la licence la plus réfléchie, de la routine la plus appliquée et de la sollicitude la plus insolente, un peu comme on souffle la lumière d'une lampe, eh bien qu'on me pardonne mon éclat de rire à propos d'une évolution que je désapprouvais tout en l'applaudissant, du moment qu'elle m'apparaissait aussi enthousiasmante qu'inqualifiable.

(...)

(21/12/1926)

Article

p.141/142

Je me dis que par rapport aux femmes, la réalité est souvent toute différente de ce qui figure dans les livres ou dans le journal. Il est neuf heures du matin et par hasard, mes yeux tombent sur l'éphéméride qui m'a été envoyée par son éditrice, une fabrique de denrée alimentaires. Hier, à peu près à l'heure du dîner, j'étais une fois de plus assis au buffet de la gare de troisième classe. J'y étudiais le tableau, c'est à dire la liste, affichée au mur, des départs et des arrivées des trains, et je cherchais à déterminer sur quel trajet ou quel itinéraire circulait le plus grand nombre de trains. Le trafic le plus dense correspondait aux liaisons pour et de Paris et pour et de Milan. Immédiatement alors j'ai pensé à l'auteur de deux romans célèbres que sa vie a conduit aussi bien dans l'une que dans l'autre direction, à savoir Stendhal. Ainsi, même au buffet de la gare, on peut pour ainsi dire faire preuve d'un peu de culture, autrement dit, penser à des choses plus élevées, plus raffinées, mener avec soi-même des conversations qui, aussi courtes qu'elles puissent être, frôlent quelque importance.

(...)

(18/8/1927)

Redaction de backfisch

p.162/163

(...) Un beau jour j'ai vu arriver là, plein d'énergie, un véritable backfisch, une gamine bien droite, qui savait ce qu'elle voulait, et automatiquement, c'est à dire en toute conscience et connaissance de cause, j'ai imité la jolie fille, parvenant dès lors aux meilleurs résultats. Je me suis engaminé ou me suis fait rayonner moi-même, il s'agissait plus précisément de l'expérience suivante : j'ai concentré mes pensées, je ne sais pas si j'en avais une grande ou une petite provision, sur mon corps, dont ce faisant j'ai pris pour ainsi dire les commandes. J'ai rassemblé tout mon stock de pensées dans mes yeux, et avec ce regard en quelque sorte saturé d'être, je me suis examiné, contrôlé, avec une extrême minutie. Le résultat d'un tel procédé fut une évidente sérénité, autrement dit une harmonie avec mon entourage, c'est à dire que grâce aux dites gaminades, j'ai accédé à un acquiescement vivant par rapport à l'existence, ce qui rejoint la sérénité dont j'ai parlé. (...)

(10/1/1928)

Le garçonnesque

p.213

(...) N'y a -t-il pas un côté petit garçon dans le fait qu'un poète, dans un poème, se comporte en mâle de façon presque outrancière? En ce qui me concerne, je reconnais que mon allégeance à Sader-Masoch est une preuve de garçonnitude. M'occupant d'approfondissement, ce dont il est souvent question aujourd'hui, j'ai parlé un jour avec un interlocuteur masculin de l'utilité d'un point de vue superficiel. De nos jours, il existe en un certain sens deux groupes, les superficiels et les profonds, ces deux catégories de penseurs ou de songeurs ont quelque chose de garçonnesque. Schopenhauer, qui a dit bien des choses sensées sur les femmes, a notamment prétendu, avec la liberté de ton qui le caractérise, que la femme reste toute sa vie, en âme et en esprit, quelque chose comme un petit garçon, et c'est un compliment qu'il lui adressait, dans la mesure où il disait qu'elle restait jeune. A propos d'héroïsme, nous avons nettement à faire, par rapport à l'admiration ou à la dérision des héros, à un penchant de petit garçon, ce qui est une forme de jeunesse. Le temps présent, avec une ardeur que l'on ne saurait méconnaître, aspire à se sentir jeune. Si comme le disent les superficiels, approfondir rend vieux, ceux qui scrutent les profondeurs peuvent porter le même jugement sur la superficialité. J'exprime peut-être quelque chose d'inattendu si j'ose déclarer que les notions d'honneur rendent vieux. Par exemple, il est possible que les notions d'honneur masculin aient besoin d'être remodelées, ce par quoi je me permets de renvoyer aux notions d'héroïsme. (...)

(16/7/1929)

Publié dans Recueil, Micro-fiction

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T
ça me tente beaucoup de lire ce livre
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