"L'enfant du bonheur", de Robert Walser
L'enfant du bonheur et autres proses pour Berlin réunit soixante-douze textes inédits - à l'exception de six d'entre eux (1) – écrits par Robert Walser pour le Berliner Tageblatt. Les quatre premiers datent de 1907/1908, époque où le jeune écrivain suisse résidait chez son frère à Berlin et commençait à y être reconnu comme romancier dans les milieux littéraires.
re que l'Europe tout entière mène un combat prometteur ou désespéré contre l'idiotie».
Inutile et méconnue,
je contemple l'inaccessible
si désirable et si facile
qui m'enjôle et qui m'envoûte
(...)
Vers moi-même je me reconduis
et contente de moi suis.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Walser_%28%C3%A9crivain%29
Où l'on cause de choses et d'autres
p.53/54
Une nouvelle de Jeremias Gotthelf m'est tombée dans les mains, elle s'intitule : "Le dimanche du grand-père", et elle représente peut-être un petit théâtre du monde. C'est à peine si, depuis le temps que je m'occupe des livres, j'ai jamais rien lu d'aussi beau, d'aussi délicat, et avec cela, d'aussi grand. C'est dans la langue que résident la beauté et la grandeur de ce texte de quarante pages à peine. Le décor est une ferme. Le grand-père, qui sent venir sa fin, est couché dans son lit. Il sent le froid le gagner. On décrit alors comment les enfants viennent parler avec lui. Il serait possible d'extraire de cette histoire si banale, dans laquelle il n'y a absolument rien de romantique, une sorte de mystère pour la scène, mais qui donc, ayant lu ce petit ouvrage touchant, pourrait se résoudre à remodeler à d'autres fins un tel bijou de peinture de genre campagnard ? Chez Gotthelf, ce sont les petits mots, dits à voix basse, qui comptent. Ce à quoi on prend à peine garde requiert l'attention, une fois qu'on l'a perçu. Percevoir, parfois, est aussi difficile dans les livres que dans la vie. J'ai lu le petit livre à mi-voix pour moi-même, et je puis parler d'une vraie joie, qui se fondait sur l'attention, sur l'accompagnement. Le fils et la fille du grand-père, qui s'étaient mariés sur ses instances, ne sont pas aussi heureux qu'ils le devraient, l'aïeul le sait, et à présent, il en parle avec l'épouse, et s'accuse. A cette occasion, l'écrivain use de mots tels qu'aucun autre ne les a trouvés, si particuliers, éclairés d'une lumière inconnue, si bien qu'ici et là, on s'étonne de l'art de l'auteur d'être entièrement lui-même dans la réflexion, dans la mise en oeuvre de celle-ci. (...)
(26/2/1926)
Glose sur une première du Don Juan de Mozart
p.103
Abstraction faite que je n'arrive pas à comprendre les avantages que retire la société lorsque la courtoisie est poussée trop loin, elle qui ne conserve sa valeur, sa validité, que dans la mesure où elle se pratique avec modération, je me suis trouvé hier – s'il vous est agréable que je vous le fasse savoir – au balcon d'un théâtre afin tout d'abord de permettre à mes yeux d'entreprendre plusieurs promenade dans la salle, et ce fut alors le spécimen exquis d'une paire de petits pieds qui retint mon attention, sur quoi, le rideau se leva.
D'emblée, je fut charmé par un certain dénuement sompteux du décor, car la décoration se montrait d'une pauvreté éblouissante, d'une laideur enchanteresse, ce dont en mon âme des plus réjouie, je crus devoir m'effrayer profondément, mais l'action insuffla ensuite sa respiration à la scène qui restait figée dans l'attente, et si alors, il ne se produisit rien de plus aimable, de plus sympathique, de plus digne d'être salué que le fait qu'à une personne supérieurement capable, à une personnalité responsable au plus haut point, les joyeuses lumières de la vie furent soufflées par l'action de la plus tendre perfidie, de la licence la plus réfléchie, de la routine la plus appliquée et de la sollicitude la plus insolente, un peu comme on souffle la lumière d'une lampe, eh bien qu'on me pardonne mon éclat de rire à propos d'une évolution que je désapprouvais tout en l'applaudissant, du moment qu'elle m'apparaissait aussi enthousiasmante qu'inqualifiable.
(...)
(21/12/1926)
Article
p.141/142
Je me dis que par rapport aux femmes, la réalité est souvent toute différente de ce qui figure dans les livres ou dans le journal. Il est neuf heures du matin et par hasard, mes yeux tombent sur l'éphéméride qui m'a été envoyée par son éditrice, une fabrique de denrée alimentaires. Hier, à peu près à l'heure du dîner, j'étais une fois de plus assis au buffet de la gare de troisième classe. J'y étudiais le tableau, c'est à dire la liste, affichée au mur, des départs et des arrivées des trains, et je cherchais à déterminer sur quel trajet ou quel itinéraire circulait le plus grand nombre de trains. Le trafic le plus dense correspondait aux liaisons pour et de Paris et pour et de Milan. Immédiatement alors j'ai pensé à l'auteur de deux romans célèbres que sa vie a conduit aussi bien dans l'une que dans l'autre direction, à savoir Stendhal. Ainsi, même au buffet de la gare, on peut pour ainsi dire faire preuve d'un peu de culture, autrement dit, penser à des choses plus élevées, plus raffinées, mener avec soi-même des conversations qui, aussi courtes qu'elles puissent être, frôlent quelque importance.
(...)
(18/8/1927)
Redaction de backfisch
p.162/163
(...) Un beau jour j'ai vu arriver là, plein d'énergie, un véritable backfisch, une gamine bien droite, qui savait ce qu'elle voulait, et automatiquement, c'est à dire en toute conscience et connaissance de cause, j'ai imité la jolie fille, parvenant dès lors aux meilleurs résultats. Je me suis engaminé ou me suis fait rayonner moi-même, il s'agissait plus précisément de l'expérience suivante : j'ai concentré mes pensées, je ne sais pas si j'en avais une grande ou une petite provision, sur mon corps, dont ce faisant j'ai pris pour ainsi dire les commandes. J'ai rassemblé tout mon stock de pensées dans mes yeux, et avec ce regard en quelque sorte saturé d'être, je me suis examiné, contrôlé, avec une extrême minutie. Le résultat d'un tel procédé fut une évidente sérénité, autrement dit une harmonie avec mon entourage, c'est à dire que grâce aux dites gaminades, j'ai accédé à un acquiescement vivant par rapport à l'existence, ce qui rejoint la sérénité dont j'ai parlé. (...)
(10/1/1928)
Le garçonnesque
p.213
(...) N'y a -t-il pas un côté petit garçon dans le fait qu'un poète, dans un poème, se comporte en mâle de façon presque outrancière? En ce qui me concerne, je reconnais que mon allégeance à Sader-Masoch est une preuve de garçonnitude. M'occupant d'approfondissement, ce dont il est souvent question aujourd'hui, j'ai parlé un jour avec un interlocuteur masculin de l'utilité d'un point de vue superficiel. De nos jours, il existe en un certain sens deux groupes, les superficiels et les profonds, ces deux catégories de penseurs ou de songeurs ont quelque chose de garçonnesque. Schopenhauer, qui a dit bien des choses sensées sur les femmes, a notamment prétendu, avec la liberté de ton qui le caractérise, que la femme reste toute sa vie, en âme et en esprit, quelque chose comme un petit garçon, et c'est un compliment qu'il lui adressait, dans la mesure où il disait qu'elle restait jeune. A propos d'héroïsme, nous avons nettement à faire, par rapport à l'admiration ou à la dérision des héros, à un penchant de petit garçon, ce qui est une forme de jeunesse. Le temps présent, avec une ardeur que l'on ne saurait méconnaître, aspire à se sentir jeune. Si comme le disent les superficiels, approfondir rend vieux, ceux qui scrutent les profondeurs peuvent porter le même jugement sur la superficialité. J'exprime peut-être quelque chose d'inattendu si j'ose déclarer que les notions d'honneur rendent vieux. Par exemple, il est possible que les notions d'honneur masculin aient besoin d'être remodelées, ce par quoi je me permets de renvoyer aux notions d'héroïsme. (...)
(16/7/1929)