"Dernière communication à la société proustienne de Barcelone" de Mathias Enard
Les écrits de Mathias Enard "ne se ressemblent pas l'un l'autre", souligne fort justement son vieil ami d'Inculte Olivier Rolin dans la courte et facétieuse préface de ce dernier opus, mais ils s'inscrivent néanmoins dans une continuité manifeste.
Un an après son érudit et foisonnant roman couronné par le Goncourt, ce prolifique auteur revient ainsi avec un petit recueil poétique au titre étonnant : Dernière communication à la société proustienne de Barcelone. Un titre qui résonne un peu comme un canular même si la capitale catalane a vu se constituer en mai 2015 sa première "Societat d'Amics de Marcel Proust". Et sans doute ce clin d'oeil à Proust éclaire-t-il ce lien, ce relais incessant entre lecture et écriture qui sous-tend l'oeuvre de Mathias Enard.
S'il a beaucoup voyagé, cet écrivain aimanté par l'Orient et féru de poésie qui s'est passionné pour les langues (les langues ne sont-elles pas aussi comme les livres une invitation au voyage, à l'exotisme ?) est surtout un voyageur immobile parcourant une «steppe invisible», «toute cette étendue de [soi]» dont la «matière» organique s'avère le terreau de l'écriture. Un terreau qu'ensemencent tous ces livres «tombés comme des baies stériles dans la nuit» qui n'attendent qu'une étincelle pour renaître :
«Nous sommes des livres sur un tas
Nous attendons l'essence et l'étincelle
Elles viendront
Adéu amics
Vient la nuit où on ne peut plus peindre
Vient le jour qui ne se relève pas»
(p.115)
Et ces poèmes qui sont à la fois écriture du monde et écriture de soi, fourmillent, comme toute l'oeuvre de l'auteur, de clins d'oeil et d'allusions, de citations et d'emprunts.
Blaise Cendrars
Dernière communication à la société proustienne de Barcelone s'ouvre comme Boussole sur le renouveau, le printemps du Winterreise cédant la place au «matin de Pâques» à Beyrouth - nous renvoyant aux Pâques à New York de Cendrars, l'auteur de La Prose du Transibérien.
C'est un livre également empli de nostalgie qui, s'acheminant vers son terme, vers la mort inéluctable, retrace le parcours d'une vie, de la vie, en ravivant des traces à demi-effacées, libéré de toutes les frontières par la grâce de la poésie. Un chant d'adieu au monde fertilisant une nouvelle page d'écriture, l'auteur abolissant le temps et l'espace en suivant les traces de «[son] cousin Guillaume de Poitiers» («Pos de chantar m’es pres talenz...») et croisant Mutannabi ou al Walid, Mahmoud Darwich et Fernando Pessoa ... tous ces «frères d'est en ouest les poètes» qu'il salue ou interpelle.
Divisé en trois parties (Faire concurrence à la mort, Matière de la steppe et Dernière communication à la société proustienne de Barcelone), ce recueil poétique aux formes variées, en vers libres débordant parfois sur leurs marges ou en strophes rimées, déploie toute une géographie intime, éclairant le monde d'un écrivain boulimique, ami des livres et polyglotte qui n'hésite pas à introduire d'autres langues dans ses poèmes (occitan, espagnol, catalan et même arabe) et cherche, non à concurrencer l'état-civil comme Balzac (premier romancier français à inclure un texte arabe dans un de ses romans), mais à «faire concurrence à la mort».
La première partie nous fait entendre les échos étouffés du conflit libanais à Beyrouth, du génocide juif en Pologne et de la dernière guerre qui a déchiré les Balkans, tandis que la seconde, très mélancolique, remonte à l'origine, à cette enfance innocente «reine du temps» aujourd'hui disparue :
«J'ai le regret des origines où rien n'avait encore de poids.» (p. 61)
Elle évoque les rêves d'une enfance embrassant le monde depuis la marge où elle est confinée, qui «croyait tout inclure dans l'éternité d'une phrase» et ignorait encore «le conflit de la sève et de l'âge». Une enfance qui tel le phénix renaîtra de ses cendres par la poésie.
Quant à la dernière, elle se montre audacieuse dans ses écritures bilingues qui alternent, ou mêlent dans le même vers, français et espagnol (et parfois catalan) - ce qui ravira les non-hispanophones de sonorités étranges les incitant à faire un effort, un pas vers l'autre. Parfois truculente (notamment dans les poèmes chantant certains quartiers chauds de Barcelone) ou loufoque, elle nous conduit à «l'asile psychiatrique du paradis» pour une «dernière interview à Leopoldo Maria Panero» et réunit dans la chambre mortuaire de Combray la blanche Marcel Proust et l'écrivain uruguayien Juan Carlos Onetti... Comme un dernier pied-de-nez à la mort.
Elle achève ainsi le voyage sur un paradoxal sursaut de vitalité qui n'est pas sans rappeler celui de Boussole reprenant l'épigraphe schubertienne.
Dernière communication à la société proustienne de Barcelone s'avère un recueil enchanteur où Mathias Enard, chevalier amoureux de la poésie, en chante l'éternel renouveau et nous offre les clés de son univers d'écriture :
«Voici ma promesse
Mon anneau m'enlèvera le doigt si je ne reviens pas
Cuento, cuentito
No pares, no pares
Veo un pez mágico en esa fuente
Que tintinea hablando de amor
Voici ma promesse
Je t'offre tout mon être de verbe et de rêve
Les plus puissantes couleurs de mon blason.»
(p.95)
Dernière communication à la société proustienne de Barcelone, Mathias Enard, Inculte, 5 octobre 2016, 120 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mathias_%C3%89nard
EXTRAITS :
TABLE
Préface (Olivier Rolin)......................................5
I FAIRE CONCURRENCE A LA MORT .....................9
Beyrouth............................11
Eclats de Pologne...............26
I à IX
Balkans..............................35
Le consul de France ivre sur le trottoir devant son consulat
(Sevdalinka)
Park Princeva
Neretva
II MATIERE DE LA STEPPE .................................41
Marge Ibérique.................45
I à VIII
Russie..............................56
I à VI
Mers Noires......................67
I à XI
Pamirs...............................81
III DERNIERE COMMUNICATION A LA SOCIETE
PROUSTIENNE DE BARCELONE..........................85
Albaicín..............................87
Noche
Alba
Día
Tarde
Stances de Barcelone..........98
Depuis l'asile psychiatrique du paradis
(Dernière interview à Léopoldo Maria Panero)
Ballade du bar Marsella
Ballade de la Barceloneta
Stances de la rue des voleurs
Ballade des Marles de la rue des putains
Boire à Lisbonne................108
Dernière communication.....111
*
Alba
Il y a une accalmie dans l'aurore que tissent les souffles des flocons.
Distincts, indivisibles,
Ouvrent un chemin dans la chair de l'aube
adíos, muñeca, moriste
On entend les marteaux des forges
adíos, muñeca, moriste
Compter sur leurs doigts
adíos, muñeca, moriste
La fin de l'enfance
90
Oigo tan simples los labios del hielo
Casi los puedo oír, soy tan vieja.
Alguien toma mi mano y la deja,
Hoja arrugada entre tierra y cielo.
91
Doucement se déchirent les lèvres du vent.
Le bruit d'un livre qui s'ouvre font tes pas dans la neige
Et je vis comme une poésie au dos du coeur
Malgré la vieillesse et le gel.
92