"Un monde à portée de main" de Maylis de Kerangal

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Un monde à portée de main" de Maylis de Kerangal

Un monde à portée de main se déroule dans le milieu de la peinture en trompe-l'oeil, de cet art de précision qui copie avec virtuosité la réalité pour en donner l'illusion et se substituer à elle. Et si Maylis de Kerangal a choisi le trompe-l'oeil, c'est qu'il est bien plus «qu'un exercice technique ou qu'une simple expérience optique». C'est en effet pour elle «une aventure sensible qui vient agiter la pensée, interroger la nature de l'illusion et (…) l'essence de la peinture».

Adoptant le chiffre mythique des contes, l'auteure raconte sur sept ans (2007/2008 à début 2015) les apprentissages, les tâtonnements et les métamorphoses de Paula Karst, une jeune étudiante plutôt banale - si ce n'est le léger strabisme de ses yeux vairons - qui va quitter son cocon familial parisien de la rue du Paradis pour intégrer le prestigieux Institut de peinture de la rue du Métal à Bruxelles (1) et devenir peintre de décors.

Après une sorte de court prologue saisissant au plus près du corps une héroïne déboulant de son appartement et s'avançant symboliquement dans la nuit froide, chemise ouverte sur la peau, le roman s'ouvre dans le café parisien où, tout juste rentrée des studios russes Mosfilm après y avoir collaboré à la peinture du salon d'Anna Karénine (cette dernière semblant «un bon instrument d'optique pour regarder l'amour»), elle retrouve ses deux amis de la rue du Métal, Kate et Jonas. Une soirée bruyante et joyeuse que Paula et Jonas prolongent plus intimement, et se terminant sur la promesse d'un appel de ce dernier... qui n'interviendra que dans la troisième partie faisant la jonction, l'essentiel du livre remontant le temps dans les deux premières parties.

Trois parties privilégiant la vivacité du présent et adoptant l'ample point de vue surplombant d'un narrateur omniscient, dans lesquelles l'auteure enchaîne, d'une écriture dense et rapide, des scènes très descriptives, très visuelles et sensorielles, comme dans un montage cinématographique.

Ecaille de tortue (Eretmochelys imbricata)

Dans une ambiance de «commencement du monde», la première partie fait ainsi entrer l'héroïne dans le «décor de l'Institut de peinture» comme dans «une maison de conte». Consacrée aux six mois d'apprentissage intense où Paula acquiert avec ses compagnons d'étude «le sens de l'observation et la maîtrise du geste», «l'oeil et la main», c'est une sorte de plongée dans un huis clos hors du temps. Tandis que la seconde retrace les débuts professionnels de Paula, son envol une fois obtenu son diplôme. Et ce sont alors cinq années de travaux divers réalisés en des lieux différents et notamment dans les studios de Cinecittà, ce fascinant monde de décors au sein de la capitale romaine. Quant à la troisième et dernière partie, elle est l'aboutissement des deux étapes précédentes. L'héroïne participe en effet au chantier de réalisation du fac-similé de la grotte de Lascaux, un travail que lui a procuré son ami au prénom de prophète (2) qui, lorsqu'ils étaient colocataires à Bruxelles, avait déjà modifié sa façon de voir. Et elle va capter en soi «la présence de la grotte» comme une «émanation tangible».

Au travers de ces mondes et ces temps imbriqués comme sur une écaille de tortue, le duramen d'un bois ou les veines d'un marbre Portor - la masse obscure du temps remuant sous la surface palpable des choses -, Paula parvient ainsi enfin à sortir du décor et à s'inventer pleinement, découvrant la vertigineuse profondeur du vrai monde et un amour véritable mêlant «étreinte terrestre» et «étreinte cosmique».

1) http://vanderkelen.com/fr/home/

2) Un prophète qui chez les Chrétiens (Evangile selon Saint Matthieu) est aussi une image du Christ, son séjour de 3 jours et 3 nuits dans le ventre du cétacé préfigurant la résurrection

 

 

Toujours sur le seuil d'un autre monde étrangement «à portée de main» et prête à s'engouffrer dans la faille, Maylis de Kerangal, accompagnant cette héroïne qui possède le regard oblique de l'écrivain et dont le patronyme recèle sous la surface un monde souterrain (3), joue sur les lisières entre réel et fiction, pénétrant les strates des époques et passant sans cesse du dedans au dehors, de l'obscurité à la lumière, du visible à l'invisible. Et il faut bien sûr voir dans ce roman très personnel axé sur la peinture une vaste métaphore de l'écriture. Car au travers de cette fabrique d'images, c'est toute la matière du monde et de sa propre écriture fictionnelle, que l'auteure nous propose d'explorer avec elle, tentant d'en approcher l'essence.

 

On retrouve avec plaisir dans ce dernier roman les grandes caractéristiques de l'écriture de Maylis de Kerangal.

Il y a tout d'abord cette manière d'étalonner le récit à l'aune des corps, «les gueules, les dégaines, le grain des voix, les manières de bouger, de boire, de fumer» révélant beaucoup plus que tous les discours. Et toujours cette façon si singulière avec laquelle cette "braqueuse de réel" et "trafiquante de fiction" établit un constant va-et-vient entre documentation et imagination (4). Car «son imagination se saisit peu à peu des éléments du monde, compose les matières de son rêve, travaille à la lente et prodigieuse aimantation des images». Un atout mais également le point faible de l'auteure qui, parfois, à tendance à sombrer dans quelques excès "wikipédiens" - mais nettement moins ici, à mon sens, que dans Naissance d'un pont.

le grand poisson sculpté de l'abri de Gorges-d'Enfer

On succombe surtout au charme du lexique d'une auteure omnivore incorporant tout ce qui passe à sa portée : langues étrangères, mots familiers, rares ou recherchés, et bien sûr cette langue spécialisée, technique et précise, particulièrement évocatrice dans le domaine de la peinture. De manière jubilatoire, Maylis de Kerangal engrange ainsi «des mots tel un trésor de guerre, tel un vivier (…) comme une main plonge à l'aveugle dans un sac sans jamais en sentir le fond ».

Et ceux qui voient dans cet appétit lexical un simple travail d'inventaire et d'exploration des corps de métier, ou osent parler de "vacuité de la littérature et du propos" (5) me semblent ne rien avoir compris à cette écriture. Car «L'énumération de ces noms est bien autre chose qu'une table des matières» et l'auteure prend à les prononcer un plaisir visible – et communicatif -  comme s'il s'agissait d' «un chant chamanique» pour passer dans un autre monde.

Il y a en effet semble-t-il pour elle, comme pour son héroïne Paula, «davantage dans ce monde (...) davantage de manière de le voir et de le raconter», ce langage s'avérant un point de contact et d'appui lui permettant de voir, de montrer une autre réalité, plus secrète, qui se situerait «à l'arrière du temps». Et, plus encore que les précédents, ce roman révèle la tonalité cosmique et même mystique d'une écriture qui, ici, renvoie de manière récurrente à toute une symbolique chrétienne (6).

Paula a imaginé la grotte sous la terre, sa beauté retirée, la cavalcade des animaux dans la nuit magdalénienne, et elle s'est demandé si les peintures continuaient d'exister quand il n'y avait plus personne pour les regarder.

Un monde à portée de main est ainsi un roman de formation fascinant et envoûtant s'avérant plus cosmique, plus mystique encore que technique. Explorant les formes pour capter la structure, il interroge notre rapport au monde et la définition-même de la réalité dès l'épigraphe (7), s'enfonçant dans les profondeurs obscures du temps pour déboucher sur une véritable révélation, sur un éblouissement : celui de cette «très ancienne lumière» qui «baigne nos existences comme un rayonnement fossile».

 

3) Le karst étant une structure géo-morphologique constituée par un ensemble de formes de surface et de formes souterraines qui interagissent les unes sur les autres, une roche permettant la formation de grottes du fait d'écoulement aquatiques dissolvant sa matière

4) Ce qui n'était pas le cas dans Tangente vers l'Est, son voyage réel ayant suffi à alimenter son imagination

5) Comme Michel Crépu où l'inénarrable Nelly Kapriélan dans l'émission radiophonique "Le maque et la plume", dont l'optique semble bien courte et terre à terre : ici

6) Cf le mythe de Jonas (la grotte et la baleine - ou le grand poisson de l'abri des Gorges-d'Enfer ), l'exil du Paradis, les 3 jours d'exploration de la grotte de Lascaux par ses inventeurs,  comme cette allusion à une "nuit de l'Epiphanie" ...)

7) "Le vent fait-il du bruit dans les arbres

quand il n'y a personne pour l'entendre ?"

(Kôan)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un monde à portée de main, Maylis de Kerangal, Verticales, août 2018, 288 p.

 

A propos de l'auteure :

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/de-kerangal-maylis.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Maylis_de_Kerangal

 

EXTRAIT :

On peut feuilleter les premières pages du livre (p.11/22) : ICI

Publié dans Fiction

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