Héritage, de Miguel Bonnefoy

Publié le par Emmanuelle Caminade

Héritage, de Miguel Bonnefoy

Ecrit durant sa résidence à la villa Medici à Rome de 2018 à 2019, Héritage confirme, s'il en était besoin, que le jeune auteur franco-vénézuélien de langue française Miguel Bonnefoy s'avère une des plus belles plumes de la nouvelle génération d'écrivains.

Si ses trois précédents livres (1), très remarqués, résonnaient chacun à leur manière comme un hymne à son Vénézuéla maternel, ce troisième roman vient, lui, rendre hommage à sa lignée paternelle, et notamment à son père, Chilien d'origine française qui, après avoir été torturé pendant la dictature de Pinochet, trouva refuge en France.

1) Deux romans, Le voyage d'Octavio (2015) et Sucre noir (2017) parus chez Rivages, et un récit : Jungle (Paulsen, 2016, Rivages Poche, 2017)

 

 

Au delà d'une histoire d'inspiration familiale traversée par la grande histoire sur quatre générations, Héritage, redonnant voix et vigueur aux morts et jetant des ponts entre les peuples et les cultures, vient tirer de l'oubli la prodigieuse aventure de ces Français du Chili. De ces expatriés qui s'adaptèrent rapidement à cet «autre monde, fait de pumas et d'araucarias», à ce «premier monde peuplé de géants de pierre, de saules et de condors», ne tardant guère à rouler les "r" «comme les pierres d'une rivière» et à «annoncer les tremblements de terre» ou «remercier Dieu pour tout, même le malheur». Des exilés qui jouèrent un rôle important dans l'essor de leur pays d'adoption - que nous voyons évoluer au cours d'un siècle -, tout en formant en son sein une petite France : une communauté soudée par un fort sentiment d'appartenance à cette ancienne patrie pourtant quittée par leurs parents sans idée de retour, mais embellie par leur imaginaire.

Plus largement encore, à l'heure de la crise migratoire, ce roman embrasse avec recul tous ces grands déplacements humains en leur donnant une tonalité légendaire, ce qui permet de porter un regard différent sur ces flux de déracinés prêts à s'embarquer au risque de leur vie sur des bateaux de fortune et à s'enraciner ailleurs pour trouver un avenir meilleur.

 

 

La fin du XIXème siècle fut marquée par un important flux migratoire partant d'Europe, à l'inverse d'aujourd'hui. Outre une très forte vague d'exil des Juifs d'Europe centrale vers l'Argentine, la crise du phylloxera chassa notamment nombre de vignerons français vers le Chili.

Le roman se déroule de 1873 à 1973 sur un cycle de cent ans enchaînant renaissances et répétitions. Depuis son terroir jurassien, le «vieux Lonsonier» (projection mythique de l'arrière-grand-père de l'auteur) porte «la vieille vigne française sur la robe de la Cordillère», dans ce «lambeau de terre étroit et long, suspendu au continent comme une épée à sa ceinture», lui donnant «une seconde jeunesse». Il pose ainsi «la première pierre de l'échiquier des migrations», jusqu'à ce que son arrière-petit-fils, le jeune Ilario Da (très fortement inspiré du père de l'auteur), prenne le chemin du retour après deux guerres et une dictature (2).

2) Beaucoup de Franco-chiliens, comme les membres de cette lignée, traverseront absurdement l'océan pour se battre lors des deux conflits mondiaux, puis soutiendront le socialiste Allende et souffriront de la barbarie de la dictature

 

Charles Lindbergh

S'appuyant sur "le limon de la réalité" et naviguant en boucle de génération en génération au travers d'un arbre généalogique dont il comble certains trous (3), y ajoutant des personnages capitaux comme Aukan et les Bracamonte qui remplissent tout au long du récit une fonction liante hautement symbolique (4) - à l'instar de certains objets (5) -, Miguel Bonnefoy construit une somptueuse "architecture chimérique" (6). Et il nous fait ainsi pénétrer dans une «infinie jungle de quêtes, de douleurs et de naissances», dans «le long et lent feuillage des événements», dans les rouages de ces accidents du destin, de ces dilemmes et de ces choix influant sur la trajectoire de cette lignée.

 

3) On notera notamment la forte figure de Margot construisant son oiseau de métal à l'image du St Louis of Spirit de Linbergh qui fut inspirée de l'aviatrice franco-chilienne Margot Duhalde récemment décédée

4) Le "machi" mapuche Aukan, sorte de chamane, accompagne la lignée en reliant le passé au futur au travers de son écoute des morts et de ses rêves prémonitoires, et le porteur d'eau caribéen Fernandito Bracamonte et son fils Hector font notamment le lien avec le précédent roman de l'auteur

5) Baignoire en fonte à pattes de lion, véritable creuset perpétuant le cycle de vie et de mort, ou volière de bronze abritant des milliers d'oiseaux venant de plusieurs continents, sorte d'allégorie familiale ...

6) Cf la vidéo de l'entretien donné sur son nouveau roman le 02/07/20 : ICI

 

 

Le récit, dense et parfaitement maîtrisé, s'ouvre avec imagination et malice à une dimension fabuleuse onirique et allégorique, mêlant le réel et le merveilleux et nous emportant dans la splendeur de son métissage culturel et langagier. Narré au passé simple et à la troisième personne avec l'élégance soutenue d'une belle syntaxe classique alliant avec justesse et naturel souplesse, précision et concision, il est galvanisé par de flamboyantes ou glaçantes descriptions charnelles et sensorielles, riches d'images et de couleurs, d'odeurs, de textures et de saveurs, l'auteur faisant de plus tinter avec une ivresse communicative ces nouveaux mots espagnols (mais aussi mapuches ou yiddish) venant élargir, enrichir le monde de ses personnages.

 

 

Si l'auteur, né à Paris de ce père chilien contraint de retourner dans le pays de ses ancêtres où il rencontra une diplomate vénézuélienne, revisite et réinvente ainsi son histoire, sa mémoire familiale, c'est aussi, plus en profondeur, de son héritage d'écrivain dont il s'agit dans ce roman. Non seulement de celui de cette langue française, vestige arraché à ces migrations, mais de ce métissage (français, chilien et vénézuélien) ayant fondé sa vocation.

 

Et cet écrivain ayant reçu en héritage l'or de la littérature, et porteur de cette eau revivifiante, fait renaître chacun de ses romans des cendres du précédent, son œuvre semblant dessiner une trajectoire spiralaire.

Octavio, le géant analphabète de son premier roman devenu restaurateur d'église à Saint Pierre du Limon, qui faisait déjà une brève incursion dans Sucre noir, revient ainsi encore en compagnie des descendants du chercheur d'or caribéen Severo Bracamonte qui  était le héros de ce second roman.

 

Tandis que le mystérieux Aukan venant d'un autre temps ne se contente pas de tisser l'histoire familiale mais semble également le terreau dans lequel s'enracine l'écriture de l'auteur.

Margot sera fascinée par ses histoires de lévitation renvoyant au saint volant Joseph de Cupertino qui détermineront sa vocation d'aviatrice - tout comme sa mère Thérèse avait été fascinée par un condor-géant des Andes (ou Icare par ce grand aigle maître de l'infini dans une des premières nouvelles de l'auteur (7)). Et  son fils Ilario Da sera ensuite incité à «ouvrir les coffres de son imagination», Aukan lui offrant un univers «où des géants se transformaient en statues de bois» (comme dans Le voyage d'Octavio), et «où des filles naissaient dans le feu des cannes à sucre» (cf Eva Fuego dans Sucre noir).

C'est ce chamane liant les mondes qui, alphabétisant l'enfant en mapuche - et le renvoyant à cette source orale porteuse d'une tradition que l'on retrouve de même en pays caribéen -, puis en espagnol, lui indique de plus, comme Vénézuela (que l'on retrouve à la fin du livre) le fit pour Octavio, «ce pays de merveilles» qui se trouve dans les livres. Et son jeune élève peuplant «la cathédrale de son esprit» d'une multitude de personnages y faisant irruption «comme dans une fête» et «formant un pays de fables et de batailles qu'il s'essoufflait à enrichir avec euphorie» semble avoir transmis à son tour cet héritage à l'auteur.

7) Nouvelle bruissante d'oiseaux, d'ivresse et d'ailes cassées, reprise dans un recueil en réunissant sept qui paraît en même temps que ce roman (Naufrages, Rivages, 19/08/20), et à laquelle l'auteur, grand amateur de mythologies, envoie peut-être un clin d'oeil  : "Elle ne connaissait d'Icare que son ascension, car elle fermait toujours le livre avant la chute"

 

 

Miguel Bonnefoy est un grand lecteur et un merveilleux conteur qui, à la fois poète et rhapsode, s'attache à "coudre ensemble" des morceaux de chants, à tisser un patchwork d'histoires lues et entendues, revitalisant ainsi la littérature en croisant ses multiples héritages littéraires. Et ce troisième roman semble, entre autres, s'inscrire sous le double patronage du poète vénézuélien Andrès Eloy Blanco et de son histoire du citronnier du Seigneur évoquée dans son premier roman (8) et de Blaise Cendrars, cet écrivain qu'il dit admirer "pour renaître de ses cendres à chaque livre" et qui lui a donné son "premier or"(9).

8) "Voici l'histoire du citronnier du Seigneur telle qu'on la trouve à peu près sous la plume du poète Andres Eloy Blanco dans les livres de mon pays" (Le voyage d'Octavio)

9) Cf l'intéressante interview de M. Bonnefoy par Alexandra K du 25/02/18 : ICI

 

 

Car on peut voir dans ces trois grands citronniers ornant la façade de la maison de Lazare Lonsonier à Santiago qui incarnent «la mémoire familiale» (les citrons étant des «souvenirs de famille») un clin d'oeil à ce poème fondateur (10) de Blanco, limon littéraire de son premier roman – la coïncidence de cette homonymie (citron se disant "limón" en espagnol) venant le renforcer.

Quant aux manifestes références au Lotissement du ciel (11), testament poétique écrit à la gloire de la lévitation et du monde des oiseaux dont la partie centrale, Le nouveau patron de l'aviation, s'avère une hagiographie de Joseph de Cupertino, elles résonnent comme un bel hommage à Cendrars.

10) Cf la vidéo du poème : ICI

11) https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Lotissement_du_ciel

 

Héritage est ainsi un magnifique roman qui, tout en ayant son unité et sa spécificité, s'insère dans le continuum d'une œuvre dont il constitue, l'auteur ayant bien retenu la leçon de Julio Cortazar (12), non "un livre de plus" mais "un livre de moins dans le grand chemin pour arriver au livre ultime".

12) Cf la note 9) supra

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Héritage, Miguel Bonnefoy, Rivages, 19 août 2020, 256 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Bonnefoy

EXTRAIT :

On peut lire le premier chapitre (p.11/30) sur le site de l'éditeur : ICI

 

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Publié dans Fiction

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