Les deux mariages de Lenka, de Isabelle Flaten
Les deux mariages de Lenka se déroule à Prague à l'issue de la révolution de Velours (1) : à «une drôle d'époque où tout bouge en un clin d'oeil». Avec l'ouverture des archives de la Sécurité d'Etat, de dures vérités ont fait surface et, désormais noyée dans «les effluves de l'abondance» et «infestée de touristes», la ville s'est métamorphosée.
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volution_de_Velours
Les choses se sont inversées pour Lenka dont le monde tranquille s'est déchiré. Veuve d'un «mouchard communiste» ayant épargné à son foyer les tracasseries tout en lui assurant nombre d'avantages matériels, elle est désormais rejetée par leurs anciens amis Eva et Marek dont l'existence a été saccagée par le communisme. Reléguée dans un grenier et exerçant un travail subalterne pour survivre, emplie d'amertume, elle ne se résigne pas à «regarder les autres prendre le monde en marche tandis qu'elle agite son mouchoir plein d'une absurde nostalgie».
Mais elle va enfin rencontrer l'amour avec Paolo qui désire profiter de la prospérité nouvelle de la ville en y installant une boulangerie-pâtisserie française. Une occasion peut-être, emportée «dans un tourbillon qui dégomme le vilain, débroussaille la mémoire et déverrouille l'horizon», de voir Prague sous un autre œil et de reprendre à zéro cette vie dont elle n'est pas si fière. «Tantôt petit déchet au passé tuméfié» trébuchant à chaque instant, «tantôt vaillante navigatrice parée à refaire surface malgré les eaux troubles», elle s'accroche ainsi, «suspendue à une lueur» …
Au-delà des croyances et des illusions balayées par la révélation au grand jour de la vérité de ce que fut la dégénérescence du socialisme, l'auteure, si elle évoque des artistes, intellectuels et politiques tchèques s'étant illustrés durant cette période (2), s'intéresse surtout aux gens ordinaires. A la manière dont on est amené à résister ou surtout à collaborer, rien n'étant mieux partagé que la médiocrité.
Fine observatrice des travers humains et des petites lâchetés quotidiennes, Isabelle Flaten privilégie ainsi une approche micro-sociétale, comme dans son précédent roman Adelphe. Et elle se livre à une peinture de mœurs s'inscrivant dans un courant moraliste mais nullement moralisateur, car après tout nul n'est parfait. Une peinture d'une grande vivacité et légèreté menée avec malice et empathie, ce qui nous la rend d'autant plus savoureuse.
La narration à la troisième personne, permettant à la fois recul et intimité, se déroule dans un vivant présent et adopte une langue simple, concrète et familière empruntée avec justesse à une héroïne échouée «à mille lieues de ses rêves» et peinant à maîtriser son destin.
Ce court roman brosse ainsi un attachant portrait de Lenka, l'auteure y pénétrant avec effraction sa vie secrète - suprême pouvoir donné par la littérature. Une vie se résumant à «un édifice mensonger, un chemin de sable tracé par une puissance souveraine qui ne mène nulle part sinon dans l'impasse avec au bout de la route, un gros paquet de comptes à rendre».
Et Isabelle Flaten y interroge «les fausses notes» qui ont parsemé l'existence de cette héroïne complexe qui «se faufile comme elle peut entre le bien et le mal», en proie au remord ou à l'indulgence, sondant ses petits arrangements avec sa conscience et ses rêves inavoués.
2) Milos Forman, Jan Zàbrana, Vaclav Havel...
Placé sous l'épigraphe de Kafka exposant ses dispositions ambigües pour la vie maritale, Les deux mariages de Lenka retrace la vie d'une Praguoise ordinaire passant sans transition d'un monde à l'autre une fois le mur tombé, le mariage comme idéal de sincérité et de partage entre deux êtres aimés s'y avérant non seulement un leurre mais un révélateur.
Au travers de l'évolution de Lenka qui dans son premier mariage n'osait affronter la vérité et, l'ayant rétrospectivement acceptée, n'osera l'avouer à son compagnon dans le second, Isabelle Flaten pose plus largement le problème de la vérité et de la survie, du partage et de la solitude. Peut-on vivre en acceptant toute la vérité - et notamment la sienne -, en se montrant transparent aux autres et en renonçant à se bercer de songes ? Rien n'est moins sûr.
Et il semble qu'en chaque être existe un noyau secret irréductible auquel il est profondément attaché, un noyau vital impartageable et, paradoxalement, un désir de solitude fondamental.
Les deux mariages de Lenka, Isabelle Flaten, Le Réalgar, 25 août 2020,148 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_Flaten
EXTRAIT :
I
p.9/10
Il y a foule devant l'horloge astronomique. Un agrégat de nez en l'air guette la sortie de six heures des Apôtres comme si leurs jours en dépendaient. Sans doute ont-ils l'existence un peu dégarnie pour se consacrer à des sottises pareilles. Lenka Svobodová fait demi-tour. Mais ça fourmille de partout, des flopées de pantins, l'appareil photo autour du cou et l'émerveillement instantané, s'enfilent les clichés à la chaîne. La place de la vieille ville n'est que brouhaha et piétinement, une mécanique infernale. Un monde désormais voué aux visiteurs, entièrement refait de couleurs et lumières, des monuments de contes de fées érigés dans un rutilant écrin de carton-pâte, même les clochers de Notre Dame de Tyn ont été lustrés pour la photo. Sa ville est morte et ensevelie. Il n'y a plus de place pour souffler, nulle part où être soi. Lenka s'échappe. Elle file vers les ruelles où subsistent des poussières de suie sur les façades, sombres vestiges d'un temps révolu où elle habitait sa vie de plain-pied. Elle se souvient de son allant d'alors malgré les brumes de charbon qui enveloppaient l'atmosphère. Soudain le mur est tombé et plus rien n'a été pareil.(...)
p.10/13
(...)
Son monde est en friche, l'air du temps a détruit ses balises, plus rien à quoi s'agripper pour reprendre la route. Honza a disparu juste avant le lever du rideau de fer, tant mieux pour lui d'une certaine manière, il n'aurait pas supporté de voir son pays sens dessus dessous. Le mari de Lenka était un homme ordonné pour qui chaque chose avait une place et chaque geste une raison d'être, sinon on pouvait toujours en trouver. Il a dû sentir le vent tourner pour succomber au bon moment, se dit-elle parfois. Puis elle se traite de folle. Pourtant son cœur a lâché une semaine avant les premières manifestations. Certains soirs de belle lune, cela la fait sourire d'imaginer les sarcasmes d'Honza. S'il avait su ce qu'ils appelaient la révolution de Velours. Sans parler de sa tête s'il avait vu Václav Havel arriver là où il en est. Aussitôt elle s'en veut de plaisanter sur le dos d'un mort. Il en aurait été outré, être gouverné par un saltimbanque, c'est le foutoir assuré, aurait-il éructé. Ou peut-être pas. En bon patriote, il pouvait changer d'avis aussi. Lenka ne sait pas si son mari lui manque. Un soir, elle en cultive le souvenir en l'arrosant de sanglots nostalgiques et le lendemain, elle se demande ce qui lui a pris. Verser une larme sur sa dépouille est une façon d'être fidèle à un mari qui a tenu ses promesses. Jamais un verre de trop, même sollicité par un bataillon de camarades en goguette, Honza résistait. Elle était heureuse qu'il ne soit pas comme la plupart des hommes, beurrés bien plus souvent que nécessaire. Hormis les emportements de tout un chacun, c'était un mari facile à vivre, il se pliait aux humeurs du jour et à celle de sa femme sans rechigner. Un père presque parfait, veillant sur le bien-être de Pavla telle une mère poule. Mais parfois envahissant, il entravait de sa large carrure les désirs de solitude de Lenka. Elle aimait être seule dans l'appartement pour vaquer à ses rêves. Quand le bruissement de son souffle ou le fracas de sa voix rompaient le silence, elle ressentait l'effraction dans sa chair et, un pied subitement remis sur terre et l'autre encore vagabond, elle revenait à la réalité d'un pas mal assuré ou à reculons comme sous le poids d'une menace alors que bercée par son songe, tout lui semblait plus doux