Vert Samba, de Charles Aubert

Publié le par Emmanuelle Caminade

Vert Samba, de Charles Aubert

Après Bleu Callypso et Rouge Tango, deux polars palpitants emplis de charme se déroulant à proximité de l'étang de Thau dans un «entrelac de lagunes et de canaux», on attendait avec impatience la suite des aventures de cet étrange et attachant couple de détectives formé par Niels Hogan, rêveur solitaire s'adonnant à la pêche et fabriquant des leurres artisanaux, et la jeune Lizzie Kieffer, pétillante et fonceuse journaliste.

Avec une impatience doublée néanmoins d'une certaine appréhension, tant il est périlleux pour un auteur, après deux volumes réussis, de se lancer dans un troisième en reprenant les mêmes ingrédients.

Charles Aubert allait-il, tout en conservant ce qui avait fait leur succès, savoir se renouveler suffisamment pour éviter toute lassitude et ne pas  décevoir ses lecteurs  ?

 

 

Vert Samba, dont le titre reprend encore le nom d'un des leurres de pêche du héros - composé de sa couleur dominante associée au nom d'une danse «évoquant sa façon de se mouvoir dans l'eau» -, se situe à peine un an après Rouge Tango, au coeur d'un été caniculaire. On y retrouve avec plaisir disputes et rires unissant avec affection cette petite bande amicale gravitant autour des héros. Mais bien des choses ont changé depuis la disparition d'Alex, «mort en essayant de racheter des fautes anciennes».

Ce dernier a en effet légué son parc à huitres à un établissement d'aide par le travail - l'ESAT - qui y accueille de jeunes handicapés, le Vieux Bob, meilleur ami de Niels et père de Lizzie, ayant lui hérité de son restaurant. Et autour d'un plat d'huitres et d'une bonne bouteille, ces trois-là s'y retrouvent un soir avec Paddy, le père de Niels de retour pour quelques jours.

On attend Vincent, l'associé de Lizzie, pour le dessert. Les deux journalistes préparent en effet pour Le Cormoran Inquirer (1) un papier au sujet d'Eric Deplanche, le directeur d'une agence web au passé sulfureux qui brigue la mairie de Montpellier aux prochaines élections. Mais il arrive accompagné de leur ami Serge Malkovitch, le capitaine de la section Recherche de la gendarmerie venu leur annoncer qu'on vient de trouver le cadavre d'un homme sur une table ostréicole en face de l'ESAT ! Et bientôt s'ajoute un deuxième cadavre, les deux victimes ayant en commun un étrange tatouage sur l'avant-bras...

Malgré les réticences de Niels, revenu désormais aux joies du silence et à ses rituels japonisants l'aidant à rétablir «un semblant d'ordre dans sa vie», nos deux héros vont alors se lancer dans une nouvelle enquête.

1) Le journal d'investigation en ligne en projet à la fin de Rouge Tango et qui s'est vite fait un nom  "grâce à des révélations bien senties sur des scandales politico-financiers"

 

 

On retrouve dans ce roman - qui peut très bien se lire de manière autonome (2) - toutes les qualités du précédent.

Les rapports humains s'y nouent avec authenticité et l'intrigue fonctionne, l'auteur réussissant à maintenir le suspense jusqu'à un ultime rebondissement et étant passé maître dans l'art d'aiguiser notre curiosité de chapitre en chapitre (3). Ces nombreux et courts chapitres sont toujours introduits avec bonheur par des haïkus en donnant la tonalité et correspondant de plus au tropisme oriental du héros. Et l'histoire avance ainsi avec élan, dans un bel équilibre entre narration, descriptions et dialogues. Sans compter les digressions d'un héros narrateur dont l'esprit a tendance à partir «en vrille».

On y apprécie la belle écriture fluide de Charles Aubert : sa langue précise, riche de citations appropriées, de mots locaux ou spécialisés et de termes gaéliques, anglais ou japonais lui conférant un certain exotisme, son humour comme la profondeur de ses réflexions et la beauté de ses métaphores. Ainsi que la justesse de ses dialogues incisifs, le fort pouvoir évocateur de ses descriptions concises de paysages et la vivacité de ses portraits soulignant la gestuelle et les mimiques de ses personnages.

2) L'auteur donne en effet au fil de son récit toutes les informations nécessaires au nouveaux venus, de manière suffisamment concise pour ne pas lasser les anciens

3) Sachant notamment arrêter ses chapitres à un point crucial entretenant un mystère qui ne sera résolu qu'au chapitre suivant

 

 

L'auteur introduit avec habileté de nouveaux protagonistes dont on retiendra surtout Nora, la directrice de l'ESAT, avec sa «démarche de manchot empereur» héritée d'un sombre événement, et le jeune Tahitien Tao, pensionnaire du centre : une «incarnation moderne du Petit Prince de Saint Exupéry», «image vivante de la bonté et de l'innocence» qui, par ses formules expressives, insuffle un surplus de poésie au roman.

Il approfondit par ailleurs la psychologie déjà complexe de Niels, luttant contre sa dissonance et sa solitude. Mais aussi celle de Lizzie qui parfois semble aussi perdre pied, les deux héros s'éloignant insensiblement.

Et tous les personnages, avec leurs ombres et leur mystère, semblent, à des degrés divers et à l'instar des pensionnaires de l'ESAT, «des inadaptés, des déficients en je ne sais quoi, des pas exactement comme les autres».

 

Ce troisième roman prend une dimension plus philosophique encore que les précédents, l'auteur s'y interrogeant sur cette vie, si forte et si fragile - à l'image de ce poisson frétillant que Tao a tenu dans sa main avant de relâcher sa prise  :

«- Vous savez, pendant que je le tenais, j'ai senti la vie qui bouillonnait à l'intérieur de lui. C'était quelque chose qui était à la fois fort et fragile.»

 

Il y éclaire tout du long cette impossibilité à revenir en arrière tandis que le passé enfoui finit parfois par vous rattraper, cette difficulté à communiquer, à savoir qui l'on est et ce que l'on cherche, à surmonter ses peurs pour trouver sa place en ce monde hostile et oser vivre dans ce temps éphémère qui nous est imparti. Et il y exalte ce "prince des concepts" (4) qu'est le kairos (5), cet art de savoir discerner et oser saisir une opportunité :

«la vie faisait aussi des cadeaux. Il ne fallait pas l'oublier et savoir rester suffisamment attentif et ouvert pour les accueillir quand ils se présentaient à vous.» 

4) Cf Jérôme Ferrari dans la nouvelle éponyme de son recueil L'Aleph, (troisième extrait en fin d'article)

5) Concept philosophique se référant au dieu grec Kairos représenté par un jeune homme qui ne porte qu'une touffe de cheveux sur la tête. Quand il passe à notre proximité, il y a trois possibilités : on ne le voit pas, on le voit mais ne fait rien, on tend la main au moment où il passe et "saisit l'occasion aux cheveux", saisissant ainsi l'opportunité.

 

L'auteur a beaucoup de talent pour créer des atmosphères. Et si, dans son deuxième roman, les paysages brumeux du début d'automne correspondaient à l'état d'âme mélancolique de Niels, ceux de Vert Samba ne font pas seulement écho à l'inquiétude sourde des héros. Ils s'y affirment en effet comme personnage à part entière, sorte de Cassandre annonçant le délitement et l'embrasement final : ce bouleversement inéluctable qui ôtera de leur vie «toute trace de légèreté et d'insouciance».

«Mallacht Dé !», jure d'emblée Paddy en gaélique, et la malédiction va ainsi s'incarner dans cette «malaïgue» asphyxiant les étangs sous l'effet de la chaleur et répandant une odeur de souffre quasi infernale, la surface des eaux va nous aveugler de son reflet «métallique», le ciel n'étant que «déchirure de lumière» dont les particules scintillent «comme des étincelles avant l'explosion». «Le paysage est prêt à s'enflammer à la moindre étincelle».

 

Une fin très ouverte termine en beauté Vert Samba. Et on se prend à espérer qu'elle vient clore subtilement sur un "sans fautes" cette trilogie provençale des étangs, abandonnant les héros à leur destin et à l'imagination des lecteurs. Même si, comme dans son précédent volume, Charles Aubert laisse ostensiblement ce qu'on appelle en architecture une "harpe d'attente", pierre dépassant d'un mur pour en permettre éventuellement la continuation.

 

 

 

 

 

 

 

Vert Samba, Charles Aubert, Slatkine, 11 mars 2021, 316 p.

 

A propos de l'auteur :

Charles Aubert est diplômé de la Faculté de droit et de science politique d'Aix-Marseille. Responsable des assurances professionnelles à Generali France, il était directeur commercial d’une société d’assurances. À la faveur d’un plan social, il décide de quitter la ville et s’installe au sud de Montpellier, avec femme et enfants. Il choisit une cabane au bord de l’étang des Moures. En 2012, il crée le Canotage, un atelier de fabrication de bracelets pour montres. En janvier 2019, il publie son premier roman, Bleu Calypso, aux éditions Slatkine.

(Babelio)

 

EXTRAIT :

Ch. 2

p.17/18

(…)

Lumières aveuglantes, odeur de souffre, l'étang de Thau, dans la chaleur brûlante de l'été, nous a tout de suite imposé sa présence lourde et sensuelle. J'ai demandé à Jim de nous apporter, avec les huitres, une bouteille de picpoul et un seau à glace. Le contrepoison parfait pour nous aider à supporter les feux de l'enfer. Paddy, comme de coutume, n'a pas pu s'empêcher d'ajouter sa touche personnelle. Il s'est mis à agiter les bras comme s'il était en train de se noyer dans l'air transparent, puis il s'est mis à parler très fort pour que tout le monde puisse entendre.

- Jim, apporte-moi d'abord un whisky. Un double, sans glace avec une goutte d'eau. C'est pour m'aider à oublier ce monde de robots.

Je me suis agacé.

- Pad, arrête s'il te plaît.

Il a fait claquer ses grosses mains sur la table. La déflagration a fait tomber la salière et la poivrière. Les clients des tables voisines se sont retournés avant de se mettre à parler à voix basse. Je commençais à avoir l'habitude.

- Dis-moi, quand est-ce que tu vas arrêter de te donner en spectacle ?

- En spectacle ? Ne confonds pas tout, son. Living among the undead. Regarde-les avec leurs téléphones portables. On est entouré de morts-vivants !

Il s'exprimait toujours dans un mélange détonnant de français et d'anglais, de gaéliques et de shelta ou plutôt de gammon, la langue secrète des nomades irlandais. J'ai planté mon regard dans le sien en essayant de ne pas ciller. Comme je m'y attendais un peu, au bout de quelques secondes, il a fini par éclater de rire. Je l'ai observé étirer ses bras noueux, faire craquer ses doigts. Les autres clients, rassurés par la tournure que prenaient les événements, ont repris leur routine et plongé le nez dans leurs écrans, accessoirement dans leurs assiettes.

Alors j'ai regardé autour de nous. Les lueurs bleutées des téléphones qui se reflétaient sur les visages. Même ceux qui étaient venus en couple ne s'adressaient pas la parole et tout à coup les réactions de Paddy m'apparaissaient beaucoup moins étranges, beaucoup moins excessives. Je me surprenais même à comprendre cette envie qui le saisissait parfois de soulever les tables et de hurler à s'arracher les poumons.

En face, Lizzie ne pipait pas mot. Elle semblait profiter du spectacle, l'air vaguement amusé. Soudain, elle a allongé ses jambes fuselées comme des missiles longue portée en prenant appui contre la planche extérieure de la balustrade et ça s'est mis à scintiller gentiment. Certains prenaient, avec le soleil, une couleur mate, d'autres rougissaient comme des homards plongés dans l'eau bouillante. Lizzie, elle, devenait aussi dorée qu'une princesse inca. Elle a fait glisser ses lunettes de soleil sur le bout de son nez avec cette grâce mutine qui n'appartient qu'à elle.

- Au fait, j'ai proposé à Vincent de venir nous retrouver pour le dessert. On prépare un papier sur les prochaines élections municipales.

(...)

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F
Bonjour! Je suis tombé sur votre blog en effectuant des recherches sur "Vert Samba"...<br /> J'ai été surpris par le ton, au début, empreint de douceur. Puis je me suis laissé guider par cette histoire qui oscille entre douceur de vivre et dureté du crime. La fin laisse attendre une suite...<br /> Bonne journée!
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