Les Printemps sauvages, de Douna Loup

Publié le par Emmanuelle Caminade

Les Printemps sauvages, de Douna Loup

Après L'embrasure (Mercure 2011), un premier roman très remarqué suivi des Lignes de ta paume (Mercure, 2012), de L'oragé (Mercure, 2015) et d'une sorte d'ovni littéraire composé de sept livrets fictionnels à lire dans le désordre (Déployer, Zoé 2019), Les printemps sauvages s'inscrit dans la continuité de l'oeuvre romanesque de Douna Loup. Une œuvre profondément ancrée dans la nature, mue par une dynamique émancipatrice et portée par une écriture poétique singulière d'une grande vitalité et sensualité.

 

 

Personne ne se souviendra plus de nos morsures, de nos jeux dans le noir, de nos pleurs. Tout passe. Ne crois pas qu'une seule trace restera. Seuls cendres et sables. Silence. Le souvenir est une ronde et la ronde serpente et puis se perd, comme il est naturel de se perdre dans l'eau des lacs.
(p.7)

Pendant qu'il est encore temps, la narratrice se «remémore» et se «remurmure» des bribes de son histoire.

Après une enfance avec sa mère dans une vallée au bord d'un lac où elle vit en profonde osmose avec la nature, Ola découvre à dix ans qu'elle n'est pas seule et a un frère, Ores, parti avec son père lorsqu'elle avait un an. Elle se promet alors de retrouver ce «frère inconnu de derrière les montagnes». Surtout quand à onze ans des bûcherons, coupant la forêt de chênes, détruisent son paradis primordial.

Et Les printemps sauvage s'avère le récit de son errance initiatique, de sa quête éperdue pour «rejoindre cette part sauvage et rieuse de [soi]-même» et se confronter à l'autre. Pour sans cesse renaître libre.

Le soir de ses treize ans en effet, sa mère lui annonce qu'elles vont partir découvrir ce monde qu'elle a fui et que sa fille ne connait pas encore : «tout quitter pour [se] retrouver dans le mouvement, pour de nouveau naître, vivre et connaître le monde».

Elles se mettent ainsi en branle, «ouvertes au flux des rencontres» et «résolues à faire naître la joie partout». Et «après quatre ans sur les chemins à vivre des mois dans les forêts, puis des mois dans les usines», elles arrivent à l'île de Locla-yom où, découvrant l'océan et l'amour avec Barnabée, Ola saura qu'elle a grandi et sera prête à laisser partir sa mère.

 

D'autres aventures l'attendront alors car la vie jamais ne se fige et il faut accepter de s'abandonner à l'inconnu. De «lâcher les rênes, les commandes, les laisses, pour lancer le cours libéré du souffle».

Et nous suivrons cette jeune héroïne désormais adulte qui incarne cette «envie de vivre sans s'approprier, sans dominer ni circoncire», réapprenant «cette grande cohérence qui embrasse et inclus» dans le grand cycle des saisons de la vie, et tentant de «faire ensemble», avec les autres, «un monde ouvert et acceptant». Une héroïne qui avance «dans ces lacets tissés de hasards et de rencontres entre les règnes» avec pour «seule certitude d'exister et de confluer comme toutes les espèces animales, végétales, minérales».

 

 

Douna Loup n'aime point les formes rigides. Son roman, structuré en huit chapitres marquant des étapes du parcours d'Ola tout en serpentant, intègre parfois des lettres de sa mère revenant sur ces événements, et elle ajoute malicieusement à la fin un "Petit manuel d'ensauvagement", qualifiant de plus sa bibliographie de "sauvage".

D'emblée elle y entremêle deux fils narratifs. Son héroïne-narratrice retrace en effet son histoire de l'intérieur, au passé et au plus près de ses sensations de l'époque, tandis qu'une voix extérieure, au présent et à la troisième personne, vient scander son récit, apportant peut-être le recul et la sagesse de la femme actuelle.

Et nous retrouvons la belle langue poétique libre et sensuelle de l'auteure, une langue musicale, imagée et colorée, qui tantôt s'écoule avec fluidité dans des phrases souvent sans ponctuation interne, tantôt revient à la ligne comme dans un poème et joue avec la respiration de grands espaces blancs.

 

Il y a entre Les Printemps sauvages  et les deux romans émancipateurs, existentiels et politiques d'Antoine Wauters (Pense aux pierres sous tes pas  et, dans une moindre mesure, Moi Marthe et les autres) une parenté (*) manifeste. Les deux écrivains appartiennent en effet à la même famille poétique et libertaire.

Dans le premier de ces romans, l'écrivain belge brisait notamment le tabou de l'inceste entre frère et sœur, tout comme Douna Loup aborde l'intersexualité de Barnabée, sa langue poétique parlant de même du sexe et du désir avec crudité et fraîcheur. Il y décrivait surtout comme elle, outre cet élan de l'altérité, le long chemin de la réinvention de soi pour retrouver la joie de l'innocence première dans un nouveau rapport au vivant.

Et ces deux écrivains célèbrent la plénitude de l'instant car seul compte le chemin, le bonheur étant "dans chaque pas, dans chaque minuscule seconde" (Antoine Wauters).

*) L'auteure, outre qu'elle remercie Antoine Wauters dans sa bibliographie, envoie de plus dès la page 14 un clin d'oeil à Moi Marthe et les autres et à Pense aux pierres sous tes pas, ces deux romans du poète belge qui ont été pour elle, à ses dires, "un déclencheur" : «Mais personne ne se souvient plus du pays d'avant les grands feux» / du temps où «le pays était encore gouverné et les paysans n'avaient d'autre choix que de l'exploiter jusqu'à l'horizon».

Paysage de forêt - Jan Brueghel l'Ancien

«Fini de geindre et de soupirer, on avance, c'est trop précieux la vie, tout peut être perdu en un instant.
(p.41)

Ce roman est une ode à cette vie éphémère dont nous ne devons pas gaspiller les précieux instants, car «la vie n'attend pas elle nous naît à chaque instant nous émergeons». C'est une exhortation joyeuse à vivre libre, à «avancer dans le soir et croire que les jours et l'aube suivront», à escalader les murailles et tenir «en équilibre aléatoire sur les lisières».

Il faut avancer. «Vers quoi ? Nul ne le sait mais il ne sert à rien de le savoir. Ce qui importe c'est que je vais». Il faut vivre et écrire même si tout passe et que nulle trace de nous ne restera :

«Il faut tracer sur le sable et accepter d'être mangé par l'eau. Il faut écrire des signes et laisser le silence avancer et tout effacer.»

 

Les Printemps sauvages est ainsi un livre bouillonnant et incandescent qui, au travers des mille rebonds de la vie, nous entraîne dans sa danse «sur les sentes sauvages du monde», nous faisant admirer toute la splendeur du vivant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les printemps sauvages, Douna Loup, éditions Zoé, 8 avril 2021, 157 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Douna_Loup

 

EXTRAIT :

 

On peut feuilleter les premières pages (p.7/15) : ICI

 

Retour Page d'Accueil

Publié dans Fiction

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article