La peau des nuits cubaines, de Salim Bachi

Publié le par Emmanuelle Caminade

La peau des nuits cubaines, de Salim Bachi

Annoncé initialement par son éditeur pour avril 2020 puis sans cesse reporté, ce "roman maudit" de Salim Bachi est enfin sorti avec plus d'une année de retard ! Dixième roman de l'auteur, La peau des nuits cubaines traite de l'exil et du voyage, entremêlant habilement les mythes d'Ulysse et de Faust en exacerbant la vie à l'aune du dépérissement de toutes choses.

 

Immeuble en ruine, Cuba (photo de Gilles Muratel)

 

Algérien de Cyrtha (1) exilé à Paris, le héros narrateur va se perdre dans une «île noire» bien différente de la carte postale destinée aux touristes, pénétrant surtout une Havane en ruine, «capitale de la douleur»(2) dont les décombres reflètent le délitement de sa vie. Cinéaste délaissé par sa femme, il est parti quelques semaines à Cuba pour y tourner un documentaire. Il s'installe ainsi à La Havane où un restaurateur iranien soixantenaire (3) lui loue une "casa particular" dans la "calle" San Làzaro – un nom semblant présager sa renaissance : «ici, peut-être, renaîtrais-je à moi-même».

 

Tout au long de son séjour, Chaytan s'emploiera à guider son hôte pour lui faire découvrir l'île et ses plaisirs. Transcendant les désillusions de l'amour et de sa patrie d'accueil, le héros va alors, grâce à ce diabolique mentor et sorte de double tentateur, s'affranchir de sa désespérance et renaître au désir : à la vie. Jusqu'à ce que, une fois «la fête des corps  finie», il doive péniblement s'extraire de cette île ensorcelée où se sont abimés avant lui «tous les Ulysses du monde».

1) La ville imaginaire de Cyrtha mêlant trois villes bien réelles (Annaba sa cité marine natale, Alger et Constantine, l'ancienne Cirta numide) est une construction romanesque de l'auteur datant de son premier roman

2) Titre d'un célèbre recueil de poèmes où Paul Eluard délaissé par son épouse Gala, comme le héros par sa femme, parcourt Paris en chantant sa souffrance

3) Chaytan s'étant exilé d'abord en France puis à Cuba après son divorce, une île  où, grâce à sa jeune épouse Laura, il a pu obtenir une carte de résident.

 

Ulysse et les sirènes, Draper Herbert James

 

Ce quatorzième livre de Salim Bachi s'inscrit dans le sillage tracé depuis son premier roman Le Chien d'Ulysse (2001) à son dernier récit L'exil d'Ovide (2018), en passant notamment par Amours et aventures de Sindbad le marin (2010).

Dans le premier en effet, avec le féroce appétit de vivre de la jeunesse et une verve jubilatoire, il nous entraînait au cœur des années noires dans l'Odyssée hallucinée d'un Ulysse algérien, érigeant avec Cyrtha un riche univers romanesque qu'il prolongera par la suite.

Son cinquième roman s'inspirait, lui, du mythe de Sindbad tiré des Mille et une Nuits, nous présentant un héros éternel et joyeux libertin renaissant de ville en ville et de femme en femme.

Tandis que dans son dernier récit, à la tonalité très différente, l'auteur, coincé dans un Paris ayant perdu son enchantement, grevé par le poids de l'âge et les déceptions de l'amour, errait en imagination au côté d'Ovide et d'autres exilés célèbres. Et, dans cet enfer terrestre si éloigné du paradis idéalisé de l'enfance, la mort apparaissait alors sereinement comme une délivrance.

Conjurant au contraire la mort, le voyage croisant réel et imaginaire qui nous est conté dans La peau des nuits cubaines, impulse à son héros un sursaut de vitalité libérateur.

 

 

Pensant sans doute «retrouver [sa]vigueur entre les bras de jeunes femmes» et nier ainsi la mort, Chaytan ne peut rester «deux jours sans baiser» et cumule les jeunes maîtresses, ce qui rend folle son épouse Laura. Personnage plein d'énergie combinant «droiture et immoralisme», il fascine un héros rêveur vivant «dans sa tête» et ayant peur des femmes pour avoir trop souvent été blessé par elles.

«Le Diable de La Havane», ce «chaman drôlatique» et fanfaronnant, va ainsi devenir son inséparable compagnon. Fin connaisseur des lieux mal famés, il le guidera dans les nuits cubaines, l'entraînant de "discoteca" en "discoteca" en lui proposant moult "jineteras" ou dans ce «sabbat» cubain «déguisé en cérémonie chrétienne» qu'est la Santeria (la cérémonie des saints). Loin d'être un «Méphisto de pacotille», il agira sur lui, lui révélant des désirs inconnus» qui vont s'éveiller au contact de l'île. Et notre héros, plus proche de Faust que d'Ulysse, succombera au «chant des sirènes de La Havane».

Salim Bachi aime revisiter les mythes et, tout comme chez Goethe, on retrouve une certaine identification, un certain mimétisme entre les deux éléments de son couple faustien (4). Notre Faust en effet, aspirant moins à la connaissance du monde qu'à la jeunesse et aux plaisirs terrestres et charnels, se rapprochera peu à peu de ce mentor avec lequel il partageait déjà certains traits, laissant sa crainte et sa honte de côté (5) !

4) Les deux amis partageant même une chambre double à l'hôtel quand Chaytan entraîne le héros à Cienfuegos pour se distraire de l'abandon de Laura (Chaytan ayant été quitté par sa femme)

5) S'il se montre au début moins tenaillé avec l'âge par la nature, et même honteux à l'idée de «lever une putain», il finira lui aussi par avoir «envie de baiser ce soir» et dévisagera «sans vergogne» les belles filles offertes

 

Dans les rues de La Havane (photo d' El Paìs)

«Je dérive donc entre le continent de ma naissance et ce nouveau monde qui s'offre à moi dans son étrangeté, au point de m'abandonner, navire corsaire sans mâture, vaisseau fantôme voguant sur des souvenirs absents.»

Cette île de Cuba dont l'étrangeté africaine renvoie à ses racines un héros dans les veines duquel «coule plutôt mal» «le sang d'Othello», sera ainsi pour lui un choc révélateur. A l'instar de l'île des Lotophages (6), elle lui fera oublier ses douloureux souvenirs liés à une France décevante - envers laquelle il ne ménage pas ses critiques.

Balayant vingt années de son passé, La Havane va en outre le ramener de force «à ses années de jeunesse à Cyrtha» :

«Chaleur, pauvreté, je retrouve un sol qui s'était dérobé après vingt années passées dans une ville couvant en son sein les pires turpitudes sous le masque des convenances bourgeoises.»

Des limonades frappées aux petites voitures bricolées par les enfants pauvres, tout ravive la «mémoire africaine» du héros, faisant resurgir cette enfance abandonnée sur une autre rive de sa vie, et lui offrant d'émouvantes retrouvailles avec le gamin qu'il était. Et, se laissant emporter par la «folie sensuelle» de ces Africaines qui «brûlent leur tristesse (...) dans l'exultation de la chair» , il va regretter d'avoir «perdu sa jeunesse dans un pays froid qui ignore l'alchimie des corps. Un pays qui a oublié de danser avec la mort.»

6) Cf cet épisode de L'Odyssée où dans l'île des mangeurs de lotus, les compagnons d'Ulysse oublient leur passé

 

Michelangelo  Antonioni

Récit de voyage (au sens large) divisé en sept étapes linéaires, ce roman narré alertement au présent est monté avec vivacité en une succession de courtes séquences dans lesquelles le héros nous fait partager ses déambulations dans cette ville dont il aime arpenter la promenade bordant «l'océan des songes», comme ses conversations avec Chaytan et ses rencontres fortuites. L'auteur y brosse ainsi un portrait impressionniste de Cuba dont les multiples touches épousent tant la réalité que son impact sur l'imaginaire du héros. Un héros aux rêveries incessantes, «suspendu entre deux mondes», qui «filme en marchant cette ville sauvage», saisissant toujours le monde à travers l'objectif protecteur d'une caméra, qu'il filme ce qu'il voit ou déploie ce «cinéma intime qui [lui] permet de vivre ».

Et l'écriture de Salim Bachi s'avère un total dépaysement, intégrant avec fluidité le parler local, lançant de nombreux clins d'oeil aux mythes ou renvoyant à de multiples références cinématographiques. Une écriture tantôt concrète et sensuelle avec des dialogues serrés, tantôt lyrique et onirique, qui fait sans cesse surgir des images si bien qu'on a l'impression d'être convié au tournage d'un film dont on visionnerait les rushes.

 

« Ouvrir les yeux car il y a tant à voir dans ces décombres, tant à filmer aussi. »

Notre cinéaste nous fait ainsi découvrir des quartiers «où jamais aucun touriste ne met les pieds » et dont les habitants tentent de survivre par tous les moyens. Des quartiers en pire état que «le CentroHabana où traînent maquereaux et jineteras». Ce ne sont que calles sordides où la misère suinte des murs et un immeuble sur deux s'effondre, trottoirs éventrés par des racines de ficus ou belles villas néoclassiques s'abimant dans un océan de pierres. Et, «au milieu des splendeurs en péril, les enfants et les mendiants que la misère enveloppe de ses haillons d'argent». Toute une ville semblant «rejoindre le néant» que le narrateur cherche à capturer avant sa chute !

 

 

«J'aimais traîner avec les putes sur le Malecòn, dans les calles obscures. Je plongeais avec délices dans ce film qui n'en finissait pas

Tout semble illusion dans cette ville où l'auteur nous emporte aisément dans son errance. Son héros cinéaste passe en effet subtilement du documentaire au cinéma intime, la frontière entre ruelles sordides et «palais des songes» s'avérant très poreuse. Et l'auteur réussit brillamment à se tenir en frêle équilibre entre réalité et fiction, tandis que le récit navigue entre narration principale au présent et commentaires apportant un certain recul, souvent à l'imparfait.

Dès l'incipit de la partie II (Extérieur nuit. Une rue sombre.), nous entrons pleinement dans un film, les personnages du roman semblant des acteurs directement sortis du rêve du narrateur. Chaytan, «homme fascinant à la Citizen Kane», sorte de Troisième homme se tenant «entre les décombres d'une Havane en ruine» en semble le personnage principal : «J'ai l'impression de plus en plus tenace d'être en face d'un personnage de cinéma plus grand que nature».

Sa femme Laura, avec ses crises d'hystérie, évoque, elle, Gena Rowlands dans le film de son mari Une femme sous influence. Et la ville entière semble devenue une vaste scène de tournage : «Les lampadaires éclairent la place comme une scène de théâtre».

Quant à notre héros narrateur qui allume sa caméra pour capturer ces jeunes filles «avant qu'elles ne disparaissent», il  entre lui même «dans un studio» avec celle sur laquelle il a jeté son dévolu.

Et ce film se finira tragiquement car il faut bien dissiper l'illusion avant que le héros, s'éveillant de son songe, n'envisage son retour.

 

S'il devra s'arracher à la douceur et la sauvage beauté de ces magiciennes à la peau noire, ce film cubain surnagera néanmoins dans les décombres de sa vie comme «une flamme qui tremble dans la nuit». Un film dont il ignorait tout «avant d'entrer dans cette salle obscure de Cuba».

 

 

 

 

 

La peau des nuits cubaines, Salim Bachi, Gallimard,  6 mai 2021, 156 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Salim_Bachi

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/bachi-salim.html

 

EXTRAIT :

 

On peut feuilleter les dix premières pages du livre: ICI

 

Publié dans Fiction

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C
merci pour tous vos partages
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