Pas de souci, de Luc Blanvillain

Publié le par Emmanuelle Caminade

Pas de souci, de Luc Blanvillain

Après Le répondeur (1), Luc Blanvillain récidive dans le registre ludique et satirique en nous offrant une comédie noire décalée assez peu vraisemblable mais disant beaucoup de notre époque. Et cet amoureux des mots, persévérant dans son art, y prend avec humour la défense d'une langue dont la richesse et les subtilités semblent de plus en plus mises à mal dans la vie courante.

 

Ce n'est pas une histoire mais deux que nous raconte l'auteur dans Pas de souci : deux histoires qui, de la moderne et trépidante capitale à une province normande pas si paisible, vont finir par se rejoindre.

Chloé, trentenaire, son ami d'enfance et confident Maxime et leurs inséparables et dynamiques parents vivent à Paris après avoir longtemps vécu heureux à Vinteuil (2). Fille choyée de parents aimants ordinaires, notre héroïne s'étiole, peinant à trouver sens à sa vie. Sur les conseils de Maxime, elle décide donc de consulter quelqu'un et choisit une étrange thérapeute aux dons chamaniques qui la persuade que ses parents lui cachent quelque chose depuis toujours et que son mal-être est le fruit de ce «non-dit traumatisant». Il lui faut alors questionner sa mère et son père et scruter ses souvenirs pour percer enfin ce secret (inexistant) qui aurait plombé son enfance et l'empêcherait de s'épanouir dans sa vie d'adulte. Et, pensant avant tout au bien-être de leur fille, ses parents tenteront de lui donner satisfaction ...

Dans un milieu bien moins privilégié, Patricia, cinquantenaire n'ayant jamais quitté Vinteuil, incarne une héroïne tout à l'opposé. Ayant vécu, elle, beaucoup de drames bien réels (et enfoui au plus profond ses désirs de vengeance), elle se contente d'avancer jour après jour sans avoir le loisir de se poser des questions ni les moyens de recourir à la psychanalyse. Aide ménagère à domicile, elle s'intéresse d'abord aux autres, ayant notamment pour client un certain Gérard, alcoolique exhibitionniste en curatelle qui, littéralement fou d'elle, pense devoir se charger de ses intérêts...

Et, dans sa quête, Chloé rencontrera Patricia, leurs deux histoires se télescopant. Une fois impulsée, la mécanique des mensonges et des chimères va en effet s'emballer et avoir des conséquences inéluctables, débouchant sur une véritable tragédie.

 

1) Quidam, janvier 2020, réédité en poche à l'occasion de la sortie de Pas de souci

2) ville imaginaire empruntant son nom à un personnage proustien (et à cette mystérieuse petite sonate pour violon et piano...)

 

 

Fin observateur du psychisme des individus, Luc Blanvillain aime éclairer le comportement de personnages bien de notre temps en poussant à l'extrême les travers de notre société. Il s'amuse ainsi à s'immiscer dans leur vie pour en bouleverser l'équilibre, enclenchant une série de réactions en cascade qui vont en modifier le cours.

Dans Le répondeur il partait de cette addiction généralisée au portable, et il s'intéresse maintenant à cette étonnante perméabilité aux fake news ainsi qu'aux mécanismes qui, dans une société uniformisante aux réseaux tentaculaires, érigent la victimisation en culte narcissique. Face à la complexe vérité et l'ennuyeuse rigueur, cette croyance aux informations les plus fantaisistes possède en effet l'avantage de procurer une certaine excitation et de stimuler l'imagination, l'homme aimant avant tout se raconter des histoires. Tandis que pour des individus de plus en plus auto-centrés et en mal de reconnaissance, tous les moyens sont bons pour se singulariser : «Tout le monde a besoin aujourd'hui de se définir comme victime.»/ «Aujourd'hui, tout le monde faisait son film, écrivait son livre, produisait son disque.»

Chloé, n'ayant pas d'identité particulière, va ainsi adhérer sans trop de mal à l'hypothèse d'un lourd secret qu'on lui aurait caché, même si elle n'en est «pas tout à fait dupe», car elle a besoin d'une «légende» pour l'aider à supporter sa vie ordinaire : «Chloé n'a pas, comme on dit aujourd'hui, d'identité. Elle n'appartient à aucune communauté. Elle n'est pas noire, elle n'est pas homo, encore moins transsexuelle (pourquoi encore moins?), elle n'a pas subi d'agression, elle est affligée de parents aimants dévoués. C'est pire que tout de nos jours.»

Les larmes, Man Ray

Pas de souci est un long roman écrit en cinquante-sept courtes scènes riches de dialogues et parfois de didascalies - envoyant un clin d'oeil au travail d'audio-description de l'héroïne principale. Bien que narré classiquement de manière linéaire, au passé simple et à la troisième personne, par un narrateur omniscient sondant l'intériorité de ses personnages, il déroule ainsi une succession de saynètes assez théâtrales. Et si l'action est un peu longue à démarrer car il faut installer parallèlement les deux histoires, plus on avance vers le dénouement, plus le rythme s'accélère avec de nombreux rebondissements.

 

On apprécie le point de vue original et incongru adopté par l'auteur et la manière dont il se coule dans le fonctionnement intellectuel et affectif de ses personnages. Ainsi, par exemple, se transfère-t-il dans le cerveau de Maxime appréhendant le passé et l'enfance comme des fenêtres jamais fermées en arrière-plan : «Si l'informatique lui était une sorte de biotope, c'était peut-être parce que son cerveau fonctionnait comme elle, par écrans superposés, images sous d'autres images, tâches en arrière-plan, jamais finies, attendant sans impatience d'être reprises. Derrière Paris, dans une succession infinie de plans superposés, il y avait Vinteuil diffracté, creusé d'ombre et jetant ses éclats, encombrant sa mémoire de travail.»

On goûte cette écriture soignée aux phrases complexes qui n'égratigne jamais la syntaxe, Luc Blanvillain sachant recourir de plus à un lexique juste et précis, et même à  quelques mots rares employés le plus naturellement du monde (3), tout en intégrant pleinement le langage de son temps. Et cet amoureux des mots se plaît à charger Jean-Charles, le père de Chloé, de mener son combat pour la belle langue face aux ravages d'internet, des fictions télévisuelles ou des théories du genre :

«- Pas de souci. Tu vas bien ?

Jean-Charles détestait cette formule, pas de souci, qui selon lui, infestait tout à la façon des frelons asiatiques, dévorant les anciens vocables, plus précis, plus patrimoniaux, les de rien les qu'importe et je vous en prie.

- Je vais hyper bien.

Cette inflation du vocabulaire ! Ces préfixes boursouflés !»

Rétablissant les négations, corrigeant les expressions qu'il abomine, pourchassant les tics langagiers en «mutin du lexique», il se fait ainsi, par personnage interposé, le gardien des subtilités de la grammaire, de la clarté lexicale comme d'une certaine tradition, s'insurgeant contre ces linguistes prompts à disséquer les «cerveaux phallocrates».

Un combat tout sourire mené avec persévérance par un auteur déployant avec élégance et malice son art d'écrire sur près de quatre cents pages.

 

3) Comme "la berme" de la route ou une question "térébrante"...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pas de souci, Luc Blanvillain, Quidam, 25 août, 380 p.

 

A propos de l'auteur :

Luc Blanvillain est né en 1967. Agrégé de lettres, il enseigne en Bretagne.
Il a beaucoup écrit pour la jeunesse et est l’auteur de deux romans destinés aux adultes : Nos âmes seules (Plon, 2015) et Le Répondeur (Quidam, 2020). Pas de souci est son troisième roman.

 

EXTRAIT :

 

On peut lire un extrait (p.9/14) : ICI

 

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Publié dans Fiction

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