Et demain les Russes seront là, de Iulian Ciocan

Publié le par Emmanuelle Caminade

Et demain les Russes seront là, de Iulian Ciocan

Iulian Ciocan a écrit cinq romans sur Chișinău, la capitale de la République de Moldavie, petit pays ayant subi les dures lois de la géopolitique au cours de son histoire tourmentée, dont l'indépendance remonte à la dislocation de L'U.R.S.S. en 1991. Et seuls jusqu'ici le second (Tărâmul lui Sasha Kozak, Tracus Arte, 2011) et le quatrième (Dama de cupă, Polirom, 2018) avaient été traduits en français sous les titres Le royaume de Sasha Kozak (Belleville éditions, 2017) et L'empire de Nistor Polobok (Belleville éditions 2021).

Continuant l'exploration de son œuvre romanesque - toujours avec la même traductrice (1) -, les éditions Tropismes (nouveau nom des éditions Belleville) viennent de publier ce mois-ci la version française d'un autre roman de l'écrivain moldave d'expression roumaine. Mais alors qu'on s'attendait à voir traduit le dernier (Clovnul, Polirom, 2021), c'est le troisième (Iar dimineaţa vor veni ruşii), pourtant délaissé auparavant, qui nous est proposé.

 

Commencé avant l'annexion de la Crimée et les événements du Donbass, Et demain les Russes seront là exprime les peurs profondes des Moldaves : 

Un tel projet narratif n'avait rien de très forcé, il prenait racine dans la réalité immédiate. La peur de la Transnistrie de Smirnovici * ne s'était pas imposée aux seuls intellectuels radicaux, hystériques ou paniqués, mais avait pénétré en profondeur dans le subconscient de toute personne modérée et équilibrée.
(p.49)

* allusion à Igor Smirnov, l'homme fort de Tiraspol qui fut pendant 20 ans le Président de la Transnistrie

L'auteur, scrutant le futur, y imaginait en effet l'occupation de la Moldavie en 2020 par les forces pro-russes de la république sécessionniste de Transnistrie (2). Et lors de sa publication en 2015, cette dystopie se voulant réaliste prenait déjà une valeur prémonitoire qu'est venue accroître encore la récente invasion de l'Ukraine par les Russes. Désormais, du fait de l'impact émotionnel élargi de cette guerre, le lecteur français devrait sans doute se sentir plus concerné.

1) Cette traduction du roumain étant toujours confiée à Florica Courriol

2) Limitrophe de l'Ukraine, La Transnistrie à majorité russophone avait dès 1990 proclamé son indépendance de la Moldavie (avant même l'indépendance de cette dernière). Et la guerre civile du Dniepr de 1992 opposant les Moldaves en majorité roumanophones aux russophones de Transnistrie – conflit auquel participa l'armée russe stationnée sur le sol de la Transnistrie - n'y changea rien

 

Au travers de truculents personnages de tous milieux et de tous bords permettant de sonder l'arrière-plan social et politique de l'époque, cette première dystopie de Iulian Ciocan brosse le portrait «grisâtre» d'une ville de Chișinău «engloutie par la Transition» post-socialiste et jetée à la «rapacité capitaliste», nous livrant la vision très pessimiste d'un monde en pleine déliquescence miné par la pauvreté et la corruption, l'égoïsme et la lâcheté. Et elle s'attache plus particulièrement à dépeindre la grande médiocrité d'un monde littéraire moldave étriqué à la frilosité complaisante, où certains prennent même plaisir à se moquer de l'autre (3).

 

Iulian Ciocan bâtit une complexe et efficace structure narrative alternant régulièrement deux fils qui se situent en des temps différents et ne progressent pas à la même vitesse, un même emploi du passé et de la troisième personne unifiant ce tricotage entre chapitres impairs et pairs.

Peuplé de nombreux personnages et prenant son temps, le récit principal s'ouvre à l'été 1995, quatre ans à peine après l'émancipation de la Moldavie de la Russie soviétique, et se termine un an plus tard, ménageant plusieurs longs flashes-back revenant sur les apprentissages littéraires et amoureux (4) de son héros Marcel Poudre.

Ce jeune licencié en lettres moldave venant d'obtenir son diplôme dans la plus prestigieuse université de Roumanie revient à Chișinău avec dans ses valises le manuscrit de son premier roman racontant l'occupation de la Moldavie par les Russes de Transnistrie en 2020 dans une contre-utopie anticipative : «une curieuse idée» selon son ami Blina, «même si, à bien y réfléchir, ça pouvait arriver pour de vrai».

Tentant difficilement de le faire éditer, il sera contraint de trouver différents expédients pour survivre et, quand enfin La dernière libération (5) trouvera un éditeur, un procès kafkaïen lui sera intenté pour avoir écrit «des saloperies attentatoires à l'Etat», la fiction empiétant sur la réalité !

Le second fil narratif ajoute une habile mise en abyme, le roman de son héros Marcel Poudre s'invitant dans celui de Iulian Ciocan. Plus resserré en personnages et plus rapide dans son enchaînement des faits – pour en accentuer l'aspect terrifiant -, le récit se déroule surtout les derniers jours de juin 2020 puis saute au mois de septembre, nous contant comment Nicanor Pigeonneau, professeur de latin sexagénaire moldave détenteur également d'un passeport roumain, se retrouve piégé lors de l'invasion de la république moldave par les «soldats de Pufin». N'ayant pas réussi à s'enfuir en Roumanie comme beaucoup car son passeport était périmé, il oubliera celui-ci dans sa poche, et cette «broutille» aura des «séquelles hypertrophiées», motivant son arrestation par les nouvelles autorités...

Et l'auteur aimant les fins ouvertes, nous ne connaîtrons pas plus le sort de Nicanor Pigeonneau que l'issue du procès de Marcel Poudre, même si certains indices peuvent aisément nous les faire deviner.

3) Ce qu'illustrent deux puissantes scènes se faisant écho : au cauchemar du rire contagieux à ses dépends bouleversant le cynique éditeur Anatol Vulpescou répond ainsi le rire sans pitié du directeur de la chaire universitaire de littérature Arcadié Lhérissé et de ses professeurs à l'encontre de l'un de leur ancien collègue, retraité dans le besoin

4) Sur les quinze chapitres de ce premier fil, un est consacré à l'enfance et l'apprentissage littéraire du héros, tandis que deux chapitres entiers relatent ses premières et plutôt désastreuses expériences amoureuses

5) Cette soi-disant libération étant la dernière car devant «éradiquer toute allusion possible à la roumanité et à l'occidentalisme»

 

Les chars soviétiques entrent dans Prague le 21 août 1968

 

Cette construction narrative introduit une comparaison entre ces deux époques, l'auteur soulignant une sorte de symétrie dans l'absurde régissant le destin des deux héros et renforçant encore par ce moyen sa vision pessimiste.

Ces deux héros étonnamment intègres tranchent en effet avec leurs contemporains. Marcel Poudre croit en la valeur novatrice de son roman et, s'il n'a pas osé tenter sa chance en Roumanie, il espère trouver facilement un éditeur à Chișinău. Une naïveté le rendant sympathique que l'on retrouve quand Arcadié Lhérissé incite sans complexes son équipe de professeurs à magouiller. Il est alors le seul à s'inquiéter : «Est-il normal que nous fassions des choses pareilles ? »

Quant à Nicanor Pigeonneau, fervent admirateur de la Roumanie, il ne semble pas prêt à vendre son âme pour sauver sa peau en enseignant une langue moldave écrite en cyrillique - comme aux temps soviétiques - et débarrassée de la saveur de ses mots roumains : «tout son être se cabrait contre une telle ignominie».

 

Et ces deux personnages ayant encore quelques convictions littéraires et morales ne peuvent pas plus survivre dans la Moldavie corrompue de 1995 que dans celle de 2020, qu'elle soit sous le «joug roumano-occidental» ou russe.

Vingt-cinq ans séparent ces deux récits et, pour les petites gens, la pauvreté reste la même, ce changement politique ne pouvant faire ironiquement espérer que «plein de vodka pas chère» pour se saouler avec ses amis et oublier sa misère. Et seuls quelques nostalgiques de l'époque soviétique pourront se persuader que leur vie «est plus belle que jamais».

 

 

Et demain les Russes seront là est une farce satirique sarcastique et grotesque virant à l'absurde qui repose sur la caricature, sur le grossissement des couleurs et des nuances «pour créer un impact plus fort». Affublant ses personnages de noms ridicules, l'auteur ne s'y encombre pas de subtilités psychologiques et son style familier, alerte et imagé, tout en puisant volontiers dans des ressources oniriques, s'appuie sur moult détails prosaïques et une crudité sexuelle insistante, ne visant que le rire critique.

Ce type de récit bouffon fonctionne bien quand l'auteur surprend et se montre inventif, et même délirant. Sinon cela peut devenir pesant et lassant.

Tout ce qui a trait au monde littéraire s'avère ainsi particulièrement hilarant, résonnant de plus avec beaucoup d'authenticité car Marcel Poudre semble souvent le porte-parole de l'auteur (7). Iulian Ciocan met en scène avec humour et brio un auteur classique en rencontre scolaire, un puissant et méprisant éditeur bafouant les nobles règles du métier dont la vie sera dévastée par un rêve punitif bien mérité, un critique littéraire respecté car sachant flatter tout le monde sans prendre de risques, ou le directeur d'une chaire universitaire de littérature s'étant enrôlé «dans la gigantesque caravane des micmacs» qui «sillonnait depuis des années le désert de la transition», et enseignant «comment faire du fric aux examens» et revendre les mémoires de licence...

 

Mais, l'auteur ayant repris sa critique de la corruption de la société moldave durant la Transition dans sa dystopie suivante publiée en 2018 que nous avons pu lire en France en 2021, notre appréciation de ce roman antérieur est de ce fait faussée. Dans cette seconde dystopie en effet, il utilisait encore les mêmes ingrédients (8) mais avec une imagination plus débridée, ces derniers étant puissamment magnifiés par le recours au fantastique. Et ceux qui comme moi ont lu le percutant L'empire de Nistor Polobok s'inscrivant dans le sillage d'un Gogol auront plus de mal à goûter certains aspects de cette farce, d'autant plus que l'auteur se montre parfois un peu paresseux, ayant tendance à se répéter (9).

Par ailleurs, le ressort narratif de l'anticipation étant totalement désamorcé, l'aiguillon du cauchemar terrifiant se mue en une certaine banalité factuelle. Tout le récit anticipatif que nous aurions trouvé glaçant en 2015, ne surprend en effet plus vraiment en 2023. La réactivation des haines entre russophones et roumanophones étendue notamment au domaine culturel, faisant rayer certains écrivains autrefois célébrés et brûler les classiques roumains d'une bibliothèque de collège, évoque même malheureusement ce qui se passe actuellement en Ukraine ou parfois chez nous (10).

 

Et demain les russes seront là est ainsi un roman intéressant et plutôt réussi dans l'ensemble qui pâtit à double titre de sa date de publication française trop tardive. Aussi serait-il injuste de sanctionner un auteur s'étant à mon sens perfectionné d'un livre à l'autre dont la fiction anticipative se voit de plus rattrapée par l'actualité.

Et on attendra avec impatience la traduction du dernier roman de Iulian Ciocan, une dystopie à nouveau fantastique qui, faisant entrer le diable à Chișinău, ne devrait pas décevoir.

7) Marcel Poudre partageant notamment les goûts de l'auteur pour la Science fiction, tandis que le narrateur fait allusion à un personnage de son roman Le royaume de Sasha Kozak

8) Personnages aux noms ridicules caricaturés, détails prosaïques, recours au procédé du cauchemar dévastateur récurrent...

9) L'auteur réutilise plusieurs fois certains éléments (femmes sexuellement insatiables, dents cariées qui menacent de sauter, pollutions nocturnes …), d'où une certaine lassitude.

10) Même si ce sont les livres russes qu'on brûle en Ukraine ou les compositeurs et écrivains russes qui sont parfois diabolisés par certains en France ou ailleurs

 

 

 

 

 

 

 

Et demain les Russes seront là, Iulian Ciocan, traduit du roumain (Moldavie) par Florica Courriol, préface de Jean-Louis Courriol, Tropismes éditions, 3 mars 2023, 214 p.

 

A propos de l'auteur :

Né en 1968, Iulian Ciocan vit et travaille à Chișinău, la capitale moldave. Après des études littéraires, il entame une carrière de journaliste et publie des essais critiques. Membre de l'Union des écrivains de Roumanie et de Moldavie, il connaît un beau succès à l’étranger. Ses écrits ont notamment été traduits en République tchèque et aux États-Unis.

 

EXTRAITS :

 

On peut lire la préface et les premières pages du roman : ICI  (cliquer sur feuilleter)

 

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