"Lettres sur la littérature" de Walter Benjamin

Publié le par Emmanuelle Caminade

Les sept Lettres sur la littérature écrites à Max Horkheimer (1) par Walter Benjamin entre mars 1937 et mars 1940, jusqu'ici disséminées dans des éditions allemandes – ou françaises pour quelques unes d'entre elles (notamment pour la dernière, écrite en français) - se trouvent enfin pertinemment réunies chez Zoé, sous l'égide de Muriel Pic qui nous les présente dans une intéressante préface et les a de plus fort utilement annotées. 

Après la fermeture en 1933 par Hitler de l'"Institut für Sozialforschung" de l'université de Francfort, Horkheimer avait refondé au sein de l'université Columbia de New York un "Institute for social Research" auquel collaborait tout un groupe interdisciplinaire de savants exilés. Et ces penseurs à l'intelligence libre qui s'attachent à élaborer "une théorie critique de la société et plus particulièrement de la conscience bourgeoise", continuent ainsi de militer contre le national-socialisme et la montée du fascisme en Europe car "ils savent que le pire est encore à venir".

Fixé désormais à Paris - où il tente d'obtenir sa naturalisation -, le célèbre philosophe marxiste allemand à la fois critique d'art et critique littéraire contribue aux travaux de l'institut, envoyant notamment à son directeur des comptes-rendus épistolaires concernant l'actualité littéraire française en cette époque très fortement troublée. Et ces Lettres sur la littérature semblent prophétiser une double catastrophe : celle du "désastre de la guerre" et de "l'intelligence soumise".

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Benjamin

 

Walter Benjamin

La souplesse donnée par la lettre à ses témoignages sur le vif convenait à Benjamin qui n'a jamais établi de système philosophique (sa réflexion préférant s'exprimer au travers du "montage" de diverses formes fragmentaires), et dont le matérialisme s'appuie sur l'expérience subjective. Et le titre choisi, nous rappelle Muriel Pic, place délibérément ses réflexions dans la lignée des Litteraturbriefe de G. E. Lessing publiées entre 1759 et 1762 qui "discutent de la situation littéraire, philosophique et politique de l'époque". Un titre renvoyant opportunément à l'esprit des Lumières "à l'heure où l'Allemagne nazie enferme l'identité et la culture du pays dans un obscur pangermanisme mythologique", et où l'esprit critique et l'énergie révolutionnaire semblent avoir déserté les intellectuels français qui, se repliant lâchement dans un aveuglement petit-bourgeois plus confortable, se conforment aux idées ambiantes en montrant une certaine "docilité vis à vis des fascismes s'imposant à l'Europe, et à la dictature stalinienne". La mélancolie des Lumières irrigue ainsi ces lettres, soulignant par contraste ces temps d'obscurantisme qui se profilent à nouveau.

Max Horkheimer

Tout en évoquant les travaux personnels d'Horkheimer qu'il tente difficilement de faire publier dans leur traduction française, comme ses propres travaux en cours auxquels il peut se consacrer plus intensément dès qu'il trouve un peu de stabilité en emménageant enfin dans un logement à lui, Benjamin commente, de manière plus ou moins approfondie et sans la moindre complaisance, tout ce qui se publie : les livres – et leur réception par le public ou la critique – mais aussi les articles paraissant dans diverses revues, sans oublier de rendre compte de certains débats dans les cercles auxquels il a accès, ni de parler de certains spectacles de théâtre parisiens ou de la dernière exposition des surréalistes... Des commentaires critiques décapants, virulents ou ironiques, rédigés dans une langue souvent imagée et émaillée d'expressions typiquement françaises, qui n'épargnent guère la plupart des auteurs, et plus largement des intellectuels en vue (Cocteau, de Rougemont, Céline, Claudel, Nizan, Benda, Ramuz...) - même ceux dont il admirait le talent et/ou qui l'ont aidé comme Jules Romains ou Adrienne Monnier, si décevants notamment quand ils s'expriment sur la question migratoire. Il se montre tout aussi critique concernant le monde frileux de l'édition, et particulièrement pugnace envers certaines revues comme la NRF de Jean Paulhan - soulignant «la fanfaronnade des petits personnages qui gravitent autour» - et envers le Collège de Sociologie où sévissent G. Bataille, M. Leiris et R. Caillois.

 

Benjamin s'avère toujours soucieux de ne pas séparer la littérature de l'histoire et ces Lettres sur la littérature dépassent largement le commentaire littéraire. Il s'y intéresse surtout aux oeuvres au regard de l'actualité politique européenne et des vérités qu'elles révèlent concernant l'état de la société française : antisémitisme, anti-intellectualisme, «silence sur les méfaits du national-socialisme» ... Une société semblant entrée dans une sorte de «préfascisme», pour reprendre l'article de Jacques Malaude dans la revue Esprit que cite l'auteur.

 

La drôle de guerre

La dernière lettre qui intervient après un long silence de 14 mois recouvrant la déclaration de guerre de septembre 1939 et la "drôle de guerre" (2) (à laquelle mettra fin l'invasion allemande de mai 1940) semble particulièrement significative de la méthode benjaminienne. L'auteur y analyse en effet le «contenu latent» du dernier essai de Bachelard, le «platonisme de la violence» que ce dernier éclaire chez Lautréamont offrant pour lui «des traits on ne peut plus familiers au lecteur contemporain» en le renvoyant au système nazi. Et le parallèle qu'il fait avec Le déclin de l'Occident  (3) publié par Spengler en 1918/1922 illustre bien le rôle prophétique qu'accorde Benjamin à la littérature qui donnerait "des signaux secrets des choses à venir" : on y trouve en effet «prêts à servir» «nombre d'éléments de la doctrine hitlérienne», ainsi qu'une démarche préfigurant la stratégie du führer.

2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Dr%C3%B4le_de_guerre

3)https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_D%C3%A9clin_de_l'Occident

 

Walter Benjamin, qui s'oppose au nazisme et au stalinisme, s'inquiète de l'évolution politique européenne et il semble consterné par ce «processus de décomposition (...) de la littérature française», affichant son mépris devant les ambigüités et les contournements, les compromissions de ces intellectuels français qui ont abdiqué tout rôle social. Il fustige leurs «silences délibérés» et leurs «euphémismes terrifiants», leur manque d'engagement et de révolte. Leur inconscience : «Son inconscience baigne dans une eau stagnante; sa conscience est assise sur la rive et pêche», dit-il ainsi de B. Groethuysen.

Mais cette vision pessimiste du destin de l'Europe et de la figure de l'intellectuel, de l'avenir de la liberté, n'est pas résignation. Benjamin est un militant politique qui ne cède pas au «défaitisme» relevé chez de Rougemont. Il croit, lui, au pouvoir de l'écrivain sur le peuple, à sa capacité à défendre "les fondements démocratiques des nations". Et, notamment dans la rédaction de son article destiné à une revue zurichoise, il se bat, contournant les restrictions imposées et les risques de censure pour formuler sa pensée sans renier ses convictions et «faire émerger ce qui peut éveiller l'attention de la bourgeoisie éduquée». Pour réveiller les consciences endormies.

 

(Article publié auparavant sur La Cause littéraire )

 

 

Lettres sur la littérature, Walter Benjamin, édition établie et préfacée par Muriel Pic, traduite de l'allemand avec Lukas Bärfuss, Zoé, 3 mars 2016, 160 p.

A propos de l'auteur :

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Max_Horkheimer

 

EXTRAITS :

 

On peut consulter quelques extraits sur le site de l'éditeur : ici

 

4

p.86

 

(...) Ce qui met le sérieux du livre * le plus en question est le flot d'injures. On a déjà vu ça dans les autres ouvrages de Céline. On peut sans peine admettre que cette manière d'écrire est nécessaire à sa production, et on aimerait penser que, la tête plus ou moins froide, il a cherché un sujet convenant le mieux à son talen . En tout cas, il est remarquable qu'il soit parvenu, consciemment ou inconsciemment, à renouer avec l'écrit antisémite moyenâgeux (par ex p. 221 et suiv., p. 268), qui avait aussi peu d'ambition scientifique que Céline, et, à défaut, puisait dans le réservoir inépuisable du blasphème et de l'obscène.

Je distingue la valeur symptomatique de ce livre de son effet immédiat : si ce dernier peut être minimisé, la première peut à peine être estimée. De surcroît, Céline va devenir une source pour d'autres scribes. Si votre regard est tombé sur ce que La NRF, sous la plume d'Arland, écrit à propos de Céline dans les cahiers de février, vous ne trouverez pas ce point de vue trop pessimiste. Entre autres notamment : "Il est bon que de tels réquisitoires s'élèvent, même confus, même brouillons, même faux sur la moitié des points. Qu'on lise les pages qui ont trait à la critique, au cinéma, à la littérature, en dépit des erreurs et des généralisations simplistes, la position essentielle de Céline est solide et sa voix porte loin."

(...)

* Bagatelles pour un massacre

 

6

p. 113/114

(...)

Malgré tout cela on ne doit pas perdre de vue que l'écrit de Monnier constitue un point de ralliement pour la défense contre l'antisémitisme. Elle l'a écrit sous la supervision de Jules Romains, dont la position est actuellement importante puisqu'il est le directeur de conscience de Dalladier. Sur ce point, la suite de conférences publiées par Romains, en même temps que le cahier en question, est une source d'informations à ne pas négliger. Ce qui saute tout d'abord aux yeux dans ces quatre allocutions tenues entre le 30 octobre et le 6 décembre, c'est le changement de position de l'auteur lui-même. Ce qui est un passable arrangement dans un premier discours aux anciens combattants est devenu dans le dernier, tenu devant un public mondain, une grande déconvenue. Cette modification reflète bien celle de l'opinion publique. La focalisation sur la question de l'Empire, sujet principal du dernier discours, montre dans le passage sur la politique d'immigration la concordance entre la position de Romains et le texte de Monnier. Mais ce dernier adopte, au sujet des exactions du national-socialisme, un silence délibéré et intelligible, attitude tout autre que celle de Romains qui croit pouvoir contourner la chose par un euphémisme terrifiant *. La femme de Romains est juive. Sa présence lors de la réception donnée par le ministre de l'extérieur allemand a été remarquée. (Les invitations à cette réception étaient en allemand, ce qui a été pour Valéry un motif suffisant pour ne pas y apparaître.)

(...)

Comme écrivain, Romains a suivi le même sens unique que la carrière de Clémenceau. Qu'il soit venu de la gauche, et de loin, on le comprend mieux en relisant son Vin blanc de la Villette. (...) Ce que le Front populaire aurait pu être, on le voit mieux dans cet ouvrage que dans ceux qui ont paru depuis trois ans. (...)

* Romains parle d'une «Allemagne qui affiche un peu son mépris des valeurs idéales auxquelles nous tenons, et qui, dans sa conduite à l'égard des Allemands, dont l'ascendance ne répond pas aux doctrines officielles, abuse un peu trop du droit qu'a le charbonnier d'être maître chez lui»

7

p.126/127

(...)

Vous comprendrez, par ce petit débat intérieur, combien Ramuz * paraît désigné, par vocation, au rôle du Neutre. Quoiqu'il en soit, il arrive que les dons d'observateur et d'écrivain nous valent des pages remarquables « Paris ne nous apparaît plus seulement comme un produit de la civilisation, mais aussi comme le producteur d'une anticivilisation, où l'homme esrt rabaissé au-dessous de lui-même, car Paris a ses clochards, il a lui aussi ses primitifs, ses hommes de l'âge de pierre qui depuis longtemps n'ont plus de papioers, qui n'ont même plus de noms, qi ne savent plus lire ni écrire. La police les ramasse une première fois dans une rafle, mais n'en tire rien et puis les relâche. La police les arrête une seconde fois, mais qu'en faire ? Car ils sont définitivement sortis de la société (...) Que peuvent_ils faire d'autres que vagabonder ? Et la police les remet en liberté. Alors on les voit qui cicrculent juque sur les boulevards, mais parfaitement étrangers à la foulke qui les entoure (p. 131-132). Le lecteur prolonge de telles réflexions en une rêverie douloureuse ; ce troupeau errant qu'évoque Ramuz vient d'être augmenté, en Europe, du fait de la guerre comme elle a sévi à Guernica, à Viborg ou à Varsovie.
(...)

* A propos de Paris, notes d'un Vaudois

 

 

Publié dans Récit - carnet..., Lettre

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M
Un site littéraire digne de ce nom
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