"Crime et châtiment" de Fédor Dostoïevski

Publié le par Emmanuelle Caminade

Relire Crime et châtiment dans une traduction différente, un demi-siècle après une première découverte de Dostoïevski adolescente, c'était pour moi comme une nouvelle aventure, excitante mais non exempte d'appréhension. Car c'était passer d'une moindre conscience du texte mais aussi d'un regard vierge d'influences, à un regard averti, enrichi de la lecture des autres livres du grand écrivain russe et peut-être même saturé par celle des nombreux commentaires de son oeuvre - et notamment ceux-mêmes du traducteur, André Markowicz (1) ou ceux d'André Malraux réunis par Sylvie Howlett dans son récent essai (2). Malgré tout l'intérêt de l'expérience, y aurait-il encore place pour l'émotion et la surprise ? Resterait-il un chemin propre à tracer pour la lectrice ?

1) cf Dostoïevski, démon de Malraux, Sylvie Howlett, Classiques Garnier, octobre 2015

2) cf "Un repentir sur "Crime et châtiment", l'article d'André Markowicz pour la République des livres du 9 janvier 2013, sur lequel il est revenu début 2016 sur sa page FB

 

Rédigé au cours des années 1865/1866, Crime et chatiment - dont le premier projet était celui d'une "fresque sociale de la misère et de la déchéance" sur fond d'alcoolisme - fut inspiré par un violent fait divers, un double crime dont les journaux de l'époque rapportaient le procès (3), et il s'inscrit dans la lignée de La dame de pique (4) de Pouchkine et de son héros au "profil de Napoléon" et à "l'âme de Méphistophéles". Des inspirations et des influences multiples accouchant d'un grand roman dostoïevskien marqué par les questions métaphysiques qui hantent cet écrivain en quête de spiritualité et hostile au rationalisme scientifique. Un roman allégorique inscrit dans son temps (5) devant se lire à plusieurs niveaux.

3) Le meurtre prémédité de deux vieilles à la hache par un jeune fils de marchand appartenant aux "vieux-croyants" -"raskolniki" en russe - (issus du grand schisme liturgique du XVIIème siècle)

 

4) Une nouvelle à laquelle il fait même directement référence quand Raskolnikov a l'impression que le juge d'instruction lui fait un clin d'oeil (Hermann, le héros de La Dame de pique, voyant lui sa carte à jouer cligner des yeux)

 

5) L'action, contemporaine, se déroule pendant l'été caniculaire de 1865, et Dostoëvski fait référence aux événements, réformes et idées de l'époque

 

Si de multiples personnages interviennent dans ce long roman, l'intrigue principale semble simple. A Saint-Pétersbourg, Rodion Romanovitch Raskolnikov, jeune étudiant pauvre qui a quitté l'université et arrêté de donner des leçons depuis plus d'un mois, hanté par un «songe monstrueux», se retrouve dans un état d'extrême dénuement et de faiblesse. Se sentant «séparé de tout le monde», enfermé dans ses pensées qu'il reste «couché des jours entiers dans son recoin» (6) ou arpente la ville totalement désorienté, il ressasse ce projet d'assassiner une vieille et méchante prêteuse sur gages pour la voler, jouant avec cette idée terrifiante et fascinante qui le tourmente : Sera-t-il «capable de ça ?» Aura-t-il l'audace de faire ce «chemin», d'aller au-delà de la loi comme s'y sont autorisés les grands hommes (7) qui ont marqué l'humanité – ce qui leur justifie ce droit ?

6) Chambre décrite aussi comme une cage, une armoire ou une tombe

7) Et notamment Napoléon, «un vrai souverain, à qui tout est permis, il bombarde Toulon, il massacre à Paris, il oublie son armée en Egypte, dépense un demi-million d'hommes dans la campagne de Moscou» et «c'est à lui, une fois qu'il est mort, qu'on élève des idoles»

 

Bonaparte franchissant le col du grand Saint-Bernard, L. David

 

Le roman commence quand Raskolnikov se résout enfin à faire «un essai pour son entreprise», se rendant chez la vieille pour repérer les lieux, ce qui renforce son trouble et son indécision. Mais le lendemain, alors qu'ébranlé par un rêve effrayant (8), il se demande encore si «ça se fera vraiment», il rentre chez lui en faisant un détour inconscient et apparemment totalement inutile à l'issue duquel, juste à l'angle de la place aux Foins, il aperçoit Lizaveta, la soeur de l'usurière, et apprend que «la vieille, à sept heures du soir précises, resterait seule chez elle». Son destin semble alors scellé.

Mais rien ne se passera comme prévu et s'il aura ponctuellement la force de passer à l'acte et d'assassiner la vieille usurière, tuant même la douce Lizaveta rentrée inopinément dans l'appartement, sa main et son esprit trembleront. Et il sombre dans la honte et le dégoût de lui même, à défaut d'éprouver le moindre remords, car «il s'est affolé, et ce n'est pas par calcul, c'est par hasard qu'il s'en est tiré». Il sait désormais qu'il n'est pas un homme exceptionnel avec du «bronze» à la place du corps, mais simplement «un pou» comme les autres, «une ordure», et cette idée insupportable le torture.

S'il n'a pas laissé de traces, si aucune preuve matérielle ne peut le confondre, l'inspecteur de police Porphire Petrovitch a pourtant tout deviné à son comportement et cherche à le piéger, l'incitant finalement  avec bienveillance à se rendre, alors même qu'un autre vient d'avouer le crime. Mais c'est sous l'influence de Sonia, jeune et pure prostituée dont il pressent dès leur première rencontre qu'elle sera l'instrument de sa «grâce»(9) que, déchiré entre envie d'en finir et désir de vivre, il finira par se dénoncer. Sonia le suivra au bagne, et son immense compassion, son amour infini, le conduira au salut. A la résurrection.

8) Un rêve en forme de souvenir où, voyant enfant une petite jument se faire battre à mort par son cocher, il se jette à son cou et l'embrasse, empli d'une profonde compassion pour la victime (scène évoquant l'épisode de Nietzsche à Turin, le philosophe et grand lecteur de Dostoïevski - qui se prenait également pour Napoléon au début de sa folie - ayant peut-être été sous l'emprise de Crime et Châtiment)

 

9) Cf le commentaire du narrateur à l'issue de cette première rencontre : «Il descendait doucement, sans hâte, tremblant de fièvre, et plein de la sensation nouvelle, incommensurable, du grand flux d'une vie nouvelle et puissante. Cette sensation pouvait ressembler à la sensation d'un condamné à mort à qui soudain, sans qu'il ait pu s'y attendre, on vient de lire sa grâce.»

 

 

La résurrection de Lazare, Maître Salomon ou Ribera

 

La narration, variée et foisonnante, polyphonique, privilégie l'oralité.

Après avoir projeté – et même commencé - d'écrire son roman à la première personne, ce dont témoigne l'importance accordée aux intenses monologues d'un héros se parlant sans cesse à lui-même -, Dostoïevski a opté pour une narration à la troisième personne lui permettant une variation de points de vue. Son narrateur observe ainsi ses personnages – et surtout son héros – tant de l'intérieur, analysant avec finesse leur psychologie, que de l'extérieur, soulignant leur côté énigmatique. Et il lui arrive souvent d'être dépassé par leur comportement, émettant alors plusieurs hypothèses d'interprétation ou avouant même parfois son étonnement et son impuissance à les comprendre.

La narration s'avère de plus totalement polyphonique car, outre les soliloques du héros, elle intègre de nombreux dialogues et la parole est en fait distribuée entre des personnages qui, pour beaucoup, se livrent à de longs récits, exposés ou confessions – sans compter la lettre de la mère de Raskolnikov à son fils -, décrivant certaines scènes ou analysant les comportements des uns et des autres, et notamment celui du héros dont ils livrent des interprétations contradictoires.

L'écriture, puissamment rythmée, recourt à une abondante ponctuation et à de fréquentes ellipses, mais aussi à l'élan de la répétition. Et la traduction, ne redoutant pas les tournures incorrectes, rend bien compte de l'oralité du texte, soulignant les différences de registres de langue et d'intonation (Dostoïevski ayant déjà lui-même insisté sur certains mots par l'emploi de caractères italiques). Un patron de taverne ou un charretier n'y parlent pas comme un étudiant ou une jeune-fille éduquée et les divers accents sont respectés. Les états d'âme des protagonistes (colère, enthousiasme, trouble et indécision...) influent par ailleurs sur le débit de leur langage, sur son rythme exalté, haletant ou hésitant (Raskolnikov s'exprime ainsi de manière hachée, ne terminant pas ses phrases tandis que son généreux ami Razoumikine déverse des flots de paroles).

Et tout ceci impulse beaucoup de vie, sensation renforcée par l'accumulation sur un temps restreint d'une succession peu vraisemblable d'événements, de coïncidences et de renversements qui confère une densité foisonnante au récit. Beaucoup de vie et aussi de mystère, du fait de ces propos elliptiques, ainsi que  de nombreuses périphrases et phrases obscures ou contradictoires - qui tranchent avec le souci de précision du détail manifesté par ailleurs par un auteur doté d'un grand sens de l'observation.

Quant aux descriptions, elles sont très suggestives et revêtent une grande importance. Elles comportent en effet une dimension symbolique intense. Formant souvent des sortes de tableaux expressionnistes rendant surtout compte d'états d'âme, la plupart de leurs éléments - notamment les couleurs (10) et les formes, les éclairages (11)... - s'y révèlent plus largement fortement signifiants.

10) Des couleurs qui inscrivent une tonalité dominante dans le décor : le rouge du sang  ou de la luxure, de la débauche, le jaune oppressant, souvent associé à la folie...

11) Il y a tout un jeu d'ombres et de lumières semblant évoquer deux mondes qui s'opposent,  une sorte de lutte entre le bien et le mal,

 

 

Tout le roman, à commencer par sa structure narrative s'appuie sur deux chiffres symboliques : le 7 se référant à la Création et, surtout, le 3 renvoyant à la symbolique chrétienne du mystère de la Trinité (12). Crime et châtiment  compte en effet sept parties (épilogue compris), trois de part et d'autre de la partie centrale - capitale pour la compréhension du roman - dans laquelle Sonia lit au héros le fameux passage de la résurrection de Lazare. C'est de plus à «7 heures précises» que peut avoir lieu le crime (destruction d'une créature de Dieu) et il restera 7 années à purger au héros après sa résurrection...

Le 3, lui, est omniprésent, comme autant de signes plus ou moins cachés incitant à croire. Le héros s'agenouille ainsi trois fois, à chaque étape de son chemin : une première fois justement dans cette scène centrale quand il saisit que Dieu peut alléger la souffrance humaine, une seconde à ce croisement (13) indiqué par Sonia où il prendra la direction du commissariat pour oser dire son crime, pour reconnaître sa culpabilité, et la troisième fois  au bagne, lors de sa résurrection. La chambre de Sonia a de même 3 fenêtres, et on peut relever cette récurrence insistante du 3 jusque dans les moindres détails (le héros - dont le nom répète 3 initiales identiques - fait 3 rêves et a 3 entrevues avec le juge d'instruction, Sonia se tient à 3 pas, on entend frapper 3 coups ...) Quant à la combinaison des 3 motifs de la résurrection de Lazare ("le poids, l'odeur, le pas"), elle  irrigue tout le texte (14).

12) Dans le Christianisme, la Trinité est le Dieu unique en 3 personne : le Père (celui qui est éternel), le Fils (Le Verbe ou la parole de Dieu - s'incarnant en Jésus-Christ) et le Saint Esprit (l'intercesseur)

13) Croisement se référant à la croix symbolisant pour les chrétiens le salut que Dieu a offert à l'humanité par la mort et la résurrection du Christ

14) cf la passionnante "note du traducteur" à la fin du roman (ou l'article de Markowicz cité dans la note 2)

 

Saint-Pétersbourg, figure du monde

 

A l'exception de l'épilogue, Saint-Pétersbourg, le vieux centre populaire qu'habitait Dostoïevski depuis son retour du bagne, à l'ouest de la perspective Nevski entre la Fontanka et la Neva, est l'unique décor de Crime et Châtiment : un coeur urbain miséreux, grouillant et puant à l'image de la vie, dans lequel le héros tourne la plupart du temps en rond sans savoir vraiment où il va.

L'auteur fait preuve d'un grand réalisme topographique et, même si les noms sont cryptés ou tus, on peut retracer, dans cet espace assez resserré, les nombreuses déambulations de Raskolnikov empruntant le pont K***, passage obligé pour se rendre de la maison de sa logeuse dans la ruelle S*** aux principaux lieux de déroulement de l'action puis s'en retourner dans son cagibi.

Intérieur et extérieur apparaissent sans cesse reliés dans un vertige d'arches et de porches, de ruelles et de cours, d'escaliers montants et descendants, vertige se retrouvant dans les dédales intérieurs de couloirs et de galeries, de chambres et d'appartements, de portes ouvertes ou fermées, et que des jeux d'ombres et de lumières viennent encore amplifier. Et, dès le chapitre initial de la première partie, s'est imposée à moi l'image de ces dessins de Maurits Cornelis Escher (15) dont les constructions impossibles délirantes à forte dimension onirique donnent à la fois une sensation d'enfermement et d'infini.

Une vision me renvoyant par la suite à cette figure labyrinthique borgésienne inextricable - énigme de l'univers - où, perdus dans un monde de reflets et de correspondances, des personnages errent, éprouvant l'infini. Car Dostoïevski tisse dans son roman une sorte de toile aux profondes ramifications souterraines, établissant tout un système d'échos, de répétitions et d'oppositions, chaque événement y étant annoncé et souligné. Et il explore de manière particulièrement insistante certains champs lexicaux, déclinant certains motifs ou symboles et sondant l'inconscient du héros et de son double Svidrigaïlov au travers de leurs rêves, au travers de ces visions et hallucinations qui rendent poreuses les frontières et viennent remettre en cause la réalité apparente.

Saint-Pétersbourg apparaît alors aussi comme une figure énigmatique et contrastée, comme une figure du monde et de la condition humaine marquée par la mort et la déchéance (ce que nous signifie notamment la présence obsédante de ce canal nauséabond où certains peuvent être tentés d'en finir. De «cette fosse (16) atroce et puante» dans laquelle s'enlise l'humanité.

Une figure dont s'esquisse cependant un centre semblant aimanter le héros, et dans lequel s'inscrit le chemin qui le mène vers la résurrection.

15) cf le site de la M.C Escher foundation ( Gallery/Medium/Litograph) et notamment Relativity (1953) et Concav convex (1955) ...

16) Les Pétersbourgeois avaient l'habitude de déverser leurs ordures dans le canal Griboïedov qu'on avait surnommé "le fossé" et qui donnait au quartier une odeur pestilentielle

"Maison de Raskolnikov" à Saint-Pétersbourg

Raskolnikov, incarnation de l'homme

 

Les personnages dostoïevskien incarnent avant tout des idées. "Etre soit un héros soit de la boue", proclamait l'homme du sous-sol qui, dans sa volonté de puissance et son désir de se démarquer des autres préférait, enfermé dans cette alternative, infléchir son destin vers l'abjection à défaut de pouvoir être un surhomme. Raskolnikov, lui, sort de son enfermement et transcende cette alternative car s'il échoue à devenir un héros, une autre voie, une «issue», lui est offerte. Le héros incarne ainsi bien plus qu'une simple "volonté de puissance". Il représente, plus largement, l'homme dans sa complexité et sa dualité essentielle. Un homme déchiré qui porte le poids du monde.

L'homme est un mystère et si Dostoïevski sonde les profondeurs de son âme  au-delà de la conscience et dans les délires de l'imagination, c'est  pour montrer l'étendue de sa complexité et non pour l'expliquer, la réduire. Et «tout est à double tranchant » dans ce roman. Le héros, dont le nom vient de "raskol" (qui signifie schisme, brisure), est presque schizophrène, passant brusquement d'une idée ou d'un sentiment contraire à l'autre, capable de tuer et de voler comme d'élans d'empathie et de générosité. Sa dualité intrinsèque est de plus soulignée par son dédoublement en deux personnages, l'un cynique, maléfique, et l'autre compatissant et bienveillant : Svridigaïlov et Sonia (17). Et si le premier terrifie Raskolnikov tout en le fascinant car il se reconnaît en lui (ils sont comme «deux pommes d'un même pommier»), la seconde, qui l'accompagnera jusqu'au bout, l'attire car elle fait naître en lui un espoir à priori impossible : celui de son salut. (Ces deux personnages qui furent ajoutés par l'auteur dans la dernière version de son projet romanesque représentent ainsi "les deux faces de l'âme de Raskolnikov " (18) qui  se tournent  vers Dieu ou le diable (19) dans un combat non manichéen entre le bien et le mal).

Pour Dostoïevski  le mal fait partie de la nature humaine. On ne peut que l'accepter et prendre les hommes en pitié pour leur souffrance.

17) Les carnets préparatoires de L'idiot, nous apprennent que Dostoïevski, après avoir longtemps tenté de faire cohabiter ces deux tendances dans son héros, préférera les distribuer entre Mychkine et son double maléfique Rogojine

18) G. Fridlender, cité par A. Markowicz

19) Ce qui est souligné par le texte qui multiplie les expressions courantes mentionnant Dieu ou diable (procédé qui sera repris par Boulgakov dans Le Maître et Marguerite )

Du déchirement de la raison au miracle de la foi

La chambre de Sonia ressemblait comme à une grange, elle avait l'air d'un quadrilatère fort irrégulier (...) Le mur à trois fenêtres, qui donnait sur le canal, tranchait la chambre comme de biais, ce qui faisait qu'un des angles, terriblement aigu, fuyait comme dans le lointain, de sorte qu'avec une lumière faible il était même difficile de bien le distinguer; quant à l'angle opposé, il était, lui, comme monstrueusement obtus.
(p. 357)

Si André Markowicz a remarquablement montré le rôle central de l'image de la résurrection de Lazare pour la compréhension de Crime et châtiments – importance que Malraux avait déjà ressentie -, cette image s'accompagne d'une autre qui la précède, celle du déchirement de la raison nécessaire au passage dans le monde spirituel, celui de la croyance en Dieu. Et les motifs de la folie, du seuil et de la brisure (du déchirement, de la séparation) nourrissent aussi le texte.

Dès la première page de ce quatrième chapitre de la quatrième partie où va être lu ce fameux passage du quatrième Evangile, retentit un coup de tonnerre. Sonia ouvrant la porte à Raskolnikov «alors qu'il errait dans le noir et l'incompréhension» reste en effet «comme frappée par la foudre». Et dès la page suivante, la  description de sa chambre s'avère fulgurante. Si le mur "tranchant" la chambre "comme de biais" ne révèle toute son importance que par la suite et si la symbolique des 3 fenêtres apportant la lumière et dominant ce canal nauséabond apparaît évidente, plusieurs détails interrogent fortement : Pourquoi donc une chambre ressemblant "à une grange" ? Et que vient faire ce "quadrilatère" si "irrégulier" dans un roman saturé de références trinitaires ? Pourquoi, par ailleurs, cette opposition entre ces deux angles aigus et obtus dont le second est "monstrueux" ?

Et en un éclair tout semble prendre sens. Ce "quadrilatère" (dont la symbolique du 4 renvoie sans doute aussi à ce quatrième Evangile dans lequel se trouve la résurrection de Lazare) se démarque radicalement du carré régulier qui symbolise la matière, le monde physique en opposition au monde spirituel. Et l'on peut voir dans ce quadrilatère fortement "irrégulier" qu'est la chambre où vit Sonia l'incarnation de cette foi en Dieu qui transcende la logique rationnelle. L'angle "terriblement aigu" pointe à coup sûr une direction pour le héros, celle d'un au-delà "lointain" "difficile à distinguer" mais néanmoins éclairé d'une "faible lumière". Quant à l'angle obtus opposé, s'il est forcément plus visible et "monstrueux" c'est qu'il représente le mal, le crime. La "grange" en effet (merci au traducteur de ne pas avoir, comme bien d'autres, traduit "hangar") renvoie à la Place aux Foins dans l'angle de laquelle, justement, Raskolnikov aperçut Lizaveta et où le crime se décida. A cette même place liée au crime comme au salut au «milieu» de laquelle il s'inclinera, à ce «croisement» indiqué par Sonia où il embrassera la terre avant de prendre la direction du commissariat pour avouer son crime.

C'est après cette description frappante et bouleversante, saturée de sens, que le héros peut interroger Sonia avec des mots apparemment simples mais emplis de sous-entendus, s'inquiétant de savoir si le salut est encore possible pour lui, si Dieu existe et s'il pourra ressusciter, ce à quoi elle répond 3 fois par l'affirmative. Et c'est après encore qu'il lui demandera de lui lire le passage de la résurrection de Lazare, le narrateur soulignant alors de manière insistante le regard de "biais" que lui lance Sonia.

Et l'on comprend alors pourquoi "le mur à trois fenêtres, qui donnait sur le canal, tranchait comme de biais". Cette chambre où vit Sonia s'avère un seuil entre deux mondes d'où l'on peut regarder dans deux directions ("biais" venant du "biaxus" latin signifiant "deux axes") : vers Dieu et vers les hommes (tout est à double tranchant). Et pour se diriger vers Dieu, il va falloir trancher, se séparer de sa raison. Car on ne peut approcher le mystère de son existence par la pensée, la raison sombrant alors dans ce «tournis» qui affecte si souvent le héros : «Toutes ses pensées tournoyaient autour d'il ne savait quel unique point fondamental».

 

Gisèle  Celan Lestrange, "Les trois chemins"

 

 «Trois chemins» se présentent bien pour Raskolnikov comme pour Sonia : la folie, la jouissance du crime, ou le suicide. Mais de quelle folie s'agit-il ici si ce n'est de ce déchirement de la raison nécessaire au miracle de la foi, l'idée de Dieu ne pouvant être saisie que dans l'innocence du regard, de la sensation?

Rien à voir en effet avec la folie de Katia Ivanovna, la belle-mère de Sonia, traitée délibérément par l'auteur sur le mode grotesque, ni avec celle qu'attribue Razoumikine (étymologiquement "le raisonnable") à son ami pour l'excuser, ou avec cette «éclipse de la raison» que lui reconnaissent les juges à son procès (20), ce qui lui vaudra leur indulgence. Sonia est une «folle en Christ» et Raskolnikov, dans cette chambre, semble prendre la même direction : «Soi-même on deviendrait un fol en Christ, là-dedans! C'est contagieux».

Dans ce roman, Raskolnikov affirme très vite ne pas croire en Dieu ce qui ne l'empêche pas de le prier pour qu'il lui indique le chemin. Il dit croire en la résurrection de Lazare mais met beaucoup de temps à croire en sa propre résurrection. Il n'aime pas Dieu (21), il n'a pas la foi et ne sait où aller. «Cherchez et vous trouverez Dieu», lui prophétise le juge d'instruction  Porphiri, «je sais que vous n'avez pas la foi mais, ne coupez pas les cheveux en quatre, donnez-vous à la vie, directement, sans réfléchir; n'ayez pas peur – elle vous portera sur la rive». Et au bagne, ce soir où il voit s'ouvrir sur cette autre rive «une steppe infinie et inondée de soleil», s'abandonnant sans penser à rien à la contemplation d'une vision, il est enfin «saisi» par la foi : «Il n'aurait rien pu résoudre avec sa raison, il ne faisait que sentir».

20) Car il a de bonnes actions à son actif, et, surtout,  n'a même pas eu l'idée d'ouvrir le porte-monnaie de la vieille ni de compter les objets qu'il lui avait volés

21) Son ami Ramzoumikine dit que le héros n'aime personne et que peut être il n'aimera jamais, ce qui semble un peu contradictoire alors que le narrateur souligne son amour profond pour sa mère et sa soeur. Et sans doute faut-il lire cette affirmation à un autre niveau : il n'aime pas Dieu ...

 

Le crime, étymologiquement en russe est un "passage outre", nous apprend le traducteur. Un passage outre qui transgresse la loi humaine et la loi morale; un passage outre qui entraîne sur une autre rive qui n'est pas celle de la Saint-Pétersbourg monumentale, magnifique, (22) symbolisant la modernité rationaliste, l'épanouissement scientifique et technique voulu par Pierre le Grand. Et ce n'est pas un hasard si l'action se déroule justement dans la partie la plus pauvre et la plus délabrée, la plus sale et la plus animée de la ville, dans ce quartier "Sennaya" ayant pour centre la place aux Foins.

Ce crime, si le héros l'a envisagé et analysé en pensée, il n'en a pas vraiment décidé la réalisation effective, ce qui explique pourquoi après avoir donné plusieurs raisons différentes pour motiver cet acte monstrueux, il finit par avouer ne pas savoir pourquoi il l'a commis. Pourtant, une de ses explications retient l'attention : s'il a tué la vieille, c'est juste qu'il voulait «franchir le pas». Et s'il est détourné (le motif du biais évoque aussi le détour) vers cette place aux Foins où il n'avait rien à faire, c'est que l'expérience du crime en tant qu'acteur et non victime est la première étape  nécessaire du long chemin qui le mène vers la foi. Ce crime en effet incarne aussi l'idée que chaque homme porte le mal en soi,  et il faut accepter sa condition d'homme pour aimer Dieu et les hommes, pour aimer la vie. Par lui, Raskolnikov retrouve en quelque sorte son humanité.

Crime et châtiment incarne ainsi le parcours spirituel qui s'offre à tout homme, c'est une allégorie de la quête de Dieu, une mise en scène du mystère de la foi. Une foi qui suppose d'abandonner toute logique rationnelle, et qui pour Dostoïevski est seule à pouvoir sauver l'homme de sa dépravation. Il faut «changer d'air» (23), car seul le souffle du Verbe divin peut alléger le poids de «la souffrance humaine».

 

22) Lorsque Raskolnikov se retrouve à cet endroit au bord de la Neva où il contemple souvent sur l'autre rive la Saint-Pétersbourg magnifique des palais et des coupoles, cette ville nouvelle lui apparaît froide, comme l'incarnation d'un monde sans Dieu : «C'est une espèce de froideur inexplicable qui se dégageait pour lui de ce panorama magnifique; un esprit muet et sourd qui emplissait pour lui ce tableau somptueux»

23) «Tout ce qu'il vous faut maintenant, c'est changer d'air, oui, de l'air, de l'air !», conseille  Porphiri à Raskolnikov

 

Crime et châtiment, Oeuvres romanesques 1865/1868, Dostoïevski, traduction du russe, avant-propos et notes d'André Markowicz, Thésaurus Actes Sud, 2013, 620 p. / 1624 p. (avec Le Joueur et L'Idiot)

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fiodor_Dosto%C3%AFevski

Apropos du traducteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Markowicz

EXTRAITS :

 

PREMIERE PARTIE

I

p. 17/18

Au début du mois de juillet, par une chaleur torride, le soir venu, un jeune homme quitta le cagibi qu'il sous-louait ruelle S ***, sortit sur le trottoir et, lentement, comme pris d'indécision, se dirigea vers le pont K ***.

Il évita sans encombre de croiser sa logeuse dans l'escalier. Son cagibi se trouvait juste sous le toit d'un haut immeuble de quatre étages et tenait plus d'une armoire que d'un logement. Sa logeuse à laquelle il louait ce cagibi avec la pension et le service, vivait, quant à elle, un étage plus bas, dans un appartement particulier, et, chaque fois qu'il sortait, il se trouvait dans l'obligation de passer devant la cuisine de sa logeuse, presque toujours grande ouverte sur l'escalier. Et, chaque fois, le jeune homme, quand il passait devant, ressentait une sorte de sensation de douleur et de crainte qui lui faisait honte, et l'obligeait à grimacer. Il était endetté jusqu'au cou auprès de sa logeuse, et avait peur de la croiser. Non pas qu'il fût si lâche, si brisé par la vie, c'était même tout le contraire; pourtant depuis un certain temps, il vivait dans un état d'irritabilité et de tension qui ressemblait à de l'hypocondrie. Il s'était à ce point renfoncé en lui-même, s'était à ce point séparé de tout le monde qu'il avait peur de toutes les rencontres, pas seulement de celle de sa logeuse. Il était écrasé par la pauvreté; mais sa gêne constante avait, ces derniers temps, cessé de lui être un fardeau. Ses affaires de tous les jours, il avait cessé de s'en occuper. Au fond, il n'avait pas du tout peur de sa logeuse, quoi que celle-ci pût entreprendre contre lui. Mais, s'arrêter dans l'escalier, écouter toutes sortes de bêtises sur ces absurdités de tous les jours dont il n'avait absolument rien à faire, ces litanies sur le paiement, les menaces, les plaintes, et, en même temps, lui-même devant chercher des faux-fuyants, se trouver des excuses, mentir – ça, non, mieux valait, comme un chat se faufiler dans l'escalier sans être vu.

Du reste, cette fois-ci, sa peur de rencontrer sa créancière fut telle qu'elle le frappa lui-même, quand il se retrouva sur le trottoir.

" Cette entreprise que je veux tenter et, en même temps, j'ai peur de bêtises pareilles! se dit-il avec un sourire étrange. Hum..., oui... tout est entre les mains de l'homme, et tout lui passe quand même sous le nez, et pour une seule raison, c'est qu'il est lâche... ça, c'est un axiome... C'est curieux, de quoi est-ce que les gens ont le plus peur? D'un nouveau pas, d'une nouvelle parole personnelle, qu'ils ont le plus peur... Mais je bavarde beaucoup trop. Pour ça que je ne fais rien, que je bavarde. Ou alors, aussi comme ça, je parie : pour ça que je bavarde, que je ne fais rien. C'est tout ce dernier mois que j'ai appris à bavarder, couché des jours entiers dans mon recoin à réfléchir... sur la pluie et le beau temps. Et pourquoi est-ce que j'y vais maintenant ? Est-ce que je suis capable de ça ? Est-ce que, ça, c'est sérieux ? Non, pas du tout. Comme ça, juste par fantaisie que je m'amuse; des jouets. Oui, je parie, des jouets ! "

(...)


 

V

p. 76/77

(...) Or, à présent, il voit qu'on a attelé à une de ces grandes charrettes une toute petite rosse, maigre, de paysans, une rosse rouanne, une de celles – il en a souvent vu – qui s'épuisent parfois à traîner une haute charge de bûches ou de foin, surtout si elles s'enlisent dans la poussière ou dans une ornière, et là, les paysans, à coups de fouet, les battent, et ils leur font si mal, si mal, parfois même sur la tête, et même sur les yeux, et lui, quand il voit cela, il a tellement pitié, mais tellement, qu'il en a les larmes aux yeux et que sa maman, quand ça arrive, l'écarte toujours de la fenêtre. Mais voilà soudain que ça devient très bruyant : des paysans, très grands, comme ça, sortent de la taverne, avec des cris, des chansons, des balalaïkas, mais complètement, complètement ivres, en chemises rouges ou bleu foncé, leur armiaks sur les épaules.

- Asseyez-vous, asseyez-vous, tous! crie l'un d'eux, encore jeune, avec un gros cou, comme ça, et une figure musculeuse, rouge comme une tomate, je vous ramène tous, asseyez-vous! : Mais, tout de suite, des rires et des cris retentissent :

- Une rosse pareille, ça nous ramènerait! ...

- Mais t'es maboul, eh Mikolka : une jument comme ça, et cette charrette-là!

- La petite rouanne, elle a ses vingt ans bien sonnés, déjà, les gars!

- Asseyez-vous, je ramène tout le monde! se remet à crier Mikolka, sautant le premier dans la charrette, il prend les rennes et se dresse sur l'avant-train. Le bai, il est parti, t't à l'heure, avec Marveï, crie-t-il sur sa charrette, et c'teu jument, là, mes petits gars, c'est rien qu'un crève-coeur : je la tuerais, tiens, je crois bien, è bouffe juste mon pain pour de rien. Asseyez-vous, je vous dit! Je vous la mets au galop! Elle galopera ! Et il saisit un fouet, s'apprêtant à fouetter sa rouanne avec béatitude.

(...)


 

QUATRIEME PARTIE

IV

p.356/357

Quant à Raskolnikov, il alla directement vers la maison sur le canal où habitait Sonia. C'était une maison à deux étages, vieille et de couleur verte. Il chercha le gardien, le trouva, et obtint de lui des indications vagues sur l'endroit où vivait Kapernaoumov, le tailleur. Il finit par trouver dans la cour l'entrée d'un escalier étroit et sombre, monta enfin jusqu'au premier et sortit dans une galerie qui en faisait le tour du côté de la cour. Alors qu'il errait dans le noir et l'incompréhension pour savoir où pouvait bien se trouver l'entrée de chez Kapernaoumov, soudain, à trois pas de lui, il y eut une porte qui s'ouvrit; il s'en saisit machinalement.

- Qui est là? demanda une voix féminine pleine d'inquiétude.

- C'est moi ... pour vous, répondit Raskolnikov et il pénétra dans une minuscule entrée. Là, sur une chaise défoncée, dans un bougeoir de cuivre déformé, brûlait une bougie.

- C'est vous! Mon Dieu! s'écria faiblement Sonia, et elle en resta comme frappée par la foudre.

- C'est par où, chez vous? Par là?

Et Raskolnikov, s'efforçant de ne pas la regarder, entra au pus vite dans la pièce.

Une minute plus tard, Sonia entrait aussi, la bougie à la main, elle posa la bougie, et, elle-même, elle se tint devant lui, complètement perdue, toute prise d'une indicible agitation et, visiblement, effrayée par cette visite inattendue. Soudain, la rougeur s'empara de son visage pâle, et se furent même des larmes qui brillèrent à ses yeux... Elle sentait à la fois du dégoût, et de la honte, et une telle douceur... Raskolnikov se détourna très vite et s'assit sur la chaise devant la table. En un clin d'oeil, il eut le temps de saisir du regard toute la pièce.

C'était une pièce grande, mais exrtrêmement basse, la seule que louaient les Kapernaoumov, dont la porte fermée à clé se trouvait dans le mur gauche. Du côté opposé, au mur de droite, il y avait une autre porte, toujours fermée à double tour. Là, c'était déjà un autre appartement, celui des voisins, avec un autre numéro. La chambre de Sonia ressemblait comme à une grange, elle avait l'air d'un quadrilatère fort irrégulier, et cela lui donnait quelque chose de monstrueux. Le mur, à trois fenêtres, qui donnait sur le canal, tranchait la chambre comme de biais, ce qui faisait qu'un des angles, extrêmement aigu, fuyait comme dans le lointain, de sorte qu'avec une lumière faible il était même bien difficile de bien le distinguer; quant à l'angle opposé, il était, lui, comme monstrueusement obtus. Dans toute cette grande pièce, il n'y avait presque pas le moindre meuble. Dans un coin, à droite, on voyait un lit; auprès du lit, à côté de la porte, une chaise. Le long du mur où se trouvait le lit, juste près de la porte de l'appartement des voisins, il y avait une simple table en bois blanc couverte d'une petite nappe bleue; à côté de la table, deux chaises cannées. Ensuite, le long du mur opposé, près de l'angle aigu, on voyait une commode de bois brut, qui semblait comme perdue dans le vide. (...)

 

p.367

(...)

Il y avait un livre sur la commode. Chaque fois, quand il passait devant, il le remarquait; cette fois, il le prit et le regarda. C'était le Nouveau Testament traduit en russe. Le livre était vieux, usé, relié en cuir.

- Ca vient d'où? Lui cria-t-il à travers toute la pièce. Elle, elle n'avait pas bougé, toujours à trois pas de la table.

-On me l'a apporté, répondit-elle, comme à contrecoeur, sans lever les yeux vers lui.

-Qui te l'a apporté?

- Lizaveta, je lui avais demandé.

- "Lizaveta! Etrange!" se dit-il. Tout chez Sonia lui devenait comme plus étrange et plus miraculeux, de minute en minute. Il approcha le livre de la bougie et se mit à le feuilleter.

- C'est où, ici, Lazare? demanda-t-il soudain.

Sonia regardait obstinément par terre et ne répondait pas. Elle se tenait un peu de biais devant la table.

- La résurrection de Lazare, c'est où? retrouve-la moi, Sonia.

Elle le regarda de biais.

- Ce n'est pas là que vous regardez... le quatrième Evangile... chuchota-t-elle d'une voix austère, sans avancer vers lui.

(...)

 

Publié dans Fiction, Littérature russe

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
A
Structuré et justement analysé. Merci.
Répondre
S
Excellente analyse. Merci beaucoup.
Répondre
E
De votre part, le compliment est flatteur mais j'ai bien conscience que les nombreux commentaires et analyses dont j'ai pu avoir connaissance m'ont aidée à tracer mon chemin dans cette oeuvre.