"Le roman d'Abd el-Kader" de Loïc Barrière

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

La conquête de l'Algérie, succédant pour ce pays à trois siècles de domination ottomane, est une période qui fut assez remaniée ou en partie occultée dans nos manuels scolaires, aussi la figure d'Abd el-Kader s'avère-t-elle de nos jours plutôt méconnue en France.

Après la deuxième guerre mondiale, on oppose en effet volontiers dans ces ouvrages "la rationalité étatique et son efficacité (...) au morcellement tribal, la modernité technologique occidentale à l'arriération arabe, les lumières de l'éducation à l'obscurantisme de l'islam", présentant le cavalier numide comme "un combattant valeureux et opposant coriace, rendant la victoire sur lui d'autant plus glorieuse", analyse à ce propos Françoise Lantheaume (1). Et au fil du siècle la présentation de la conquête évoluera finalement assez peu, sinon en s'amenuisant, les manuels d'histoire adoptant à partir des années 1980 la perspective géopolitique définie dans les programmes : une approche globale dans laquelle l'Algérie est "rarement prise comme étude de cas".

C'est dire si Le roman d'Abd el-Kader, roman biographique et historique destiné en priorité aux collégiens et aux lycéens par Loïc Barrière, tout en visant le public le plus large, vient combler un manque en éclairant une époque et en restituant la richesse d'un personnage historique : d'un "humaniste musulman" bousculant les clichés médiatiques et apparaissant dans le contexte actuel comme "l'anti-Daesh par excellence" (2).

1) Les difficultés de la transmission scolaire: le lien Algérie-France dans les programmes d'histoire et les manuels en France au XXème siècle, un article de F. Lantheaume issu des réflexions engagées à l'occasion d'un colloque organisé à Lyon en juin 2006 : ici

2) Cf l'interview donnée par l'auteur au journal Le Parisien le 30/04/16 : ici

 

عبد القادر بن محي الدين

Peint par J.-B.-A. Tissier (1854)

Théologien soufiste érudit et pieux musulman, amoureux des sciences et des livres doublé d'un cavalier émérite, ce jeune imam juste et bienveillant plus adepte au combat spirituel, lança un appel au jihad contre l'envahisseur et se mua en courageux guerrier. Et non seulement il tint tête aux Français pendant quinze ans dans un combat inégal, se montrant un habile stratège et traitant ses prisonniers avec humanité malgré la violence ambiante, mais il tenta d'unifier les tribus pour constituer une nation algérienne, organisant un véritable Etat. Abd el-Kader (3) se révéla ainsi un chef de guerre et un homme d'Etat, tout en restant un homme de prière. Et cette figure intègre prestigieuse, simple et modeste, ouverte et tolérante, illustre les lumières de l'islam.

3)https://fr.wikipedia.org/wiki/Abd_el-Kader

 

 

Statue d'Abd el-Kader à Alger

Ce héros de légende constitue ainsi un héros romanesque idéal véhiculant des valeurs positives et rapprochant l'orient et l'occident. Et nul doute que ses aventures, telles qu'elles nous sont contées par l'auteur, susciteront l'intérêt et l'enthousiasme d'une jeunesse issue d'horizons très divers.

Partant d'un épisode très violent du début de la conquête, le massacre de la tribu des Ouffia par l'armée française en 1832 (4), Loïc Barrière va suivre les bonheurs et les revers de la lutte d'Abd el Kader jusqu'à sa reddition en 1847, se contentant d'évoquer ses cinq années de captivité en France (remarquablement retracées par Amel Chaouati dans Les Algériennes du château d'Amboise) avant son exil à Damas.

4) http://www.babzman.com/httpwww-babzman-comp3899/

 

Horace Vernet, Prise de la smala d'Abd el-Kader en 1842 (détail)

 

Augustin Régis,  Reddition d'Abd el-Kader en 1847

 

Pour nous raconter cette histoire, Loïc Barrière se glisse habilement dans la peau de Rachid, un jeune garçon de 10 ans doux et aimant, doué pour les études et rêvant de chevaux et d'aventures qui, devenu orphelin suite au massacre initial de cette tribu - auquel il a miraculeusement échappé -, partira rejoindre l'émir, lequel le prendra sous sa protection et le considérera comme son fils. La conquête de l'Algérie est ainsi évoquée au travers des différentes étapes de la résistance d'Abd el-Kader, de manière vivante et très concrète, au plus près des sensations et des émotions, des rêves et des réflexions de ce jeune héros qui par ses aspirations ressemble déjà un peu à son maître et s'initiera à la vie auprès de lui et de son entourage. Et, dans un épilogue nous transportant à Damas en 1883, juste après la mort d'Abd-el Kader, nous retrouvons Rachid vieilli qui lui rend un dernier hommage en récapitulant leur double parcours.

 

J.-B. Huysman : Abd el-Kader protégeant les Chrétiens

du massacre perpétré par les Druzes à Damas en 1860

 

Si le livre est bien documenté et se veut objectif, n'épargnant aucun des deux camps, il se présente avant tout comme un roman entraînant au rythme palpitant dont l'auteur sait équilibrer parties narratives, descriptives et dialogues. Un roman qui ne renouvelle certes pas la langue mais d'une écriture plaisante, simple, claire et concise, épurée, lumineuse et très suggestive, qui a le mérite de trouver un ton juste et apaisé en accord avec la figure célébrée – et avec la collection (Réconciliation) dans laquelle il s'inscrit.

Le roman d'Abd el-Kader est ainsi un roman fédérateur pouvant être lu dès l'âge de son jeune héros narrateur, un roman que les adultes liront aussi avec plaisir et qui les incitera à approfondir leurs connaissances de la conquête de l'Algérie.

 

 

Le roman d'Abd el-Kader, Loïc Barrière, éditions Les points sur les i, mars 2016, 180 p., 13 €

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Lo%C3%AFc_Barri%C3%A8re

 

EXTRAITS :

 

Les cavaliers

p. 13/14

Suis-je en train de dormir ? Suis-je encore éveillé ? Allongé sur ma natte, je tends l'oreille. Il y a des vibrations sur le sol. Le galop d'un cheval. Ou plutôt non, le galop de dizaines, peut-être d'une centaine de chevaux.

C'est sûrement encore ce fameux rêve. Je suis l'un de ces cavaliers parcourant les plaines. Pourrais-je un jour chevaucher un étalon ? Jusqu'à présent, je n'ai pu grimper que sur un mulet !

Les bruits de sabots semblent se rapprocher.

- D'où vient ce bruit ?

La question de ma mère, la voix ensommeillée, demeure sans réponse. Brutalement réveillée, ma petite soeur, Zoulikha, pleure. Les chiens aboient. Je colle mon oreille contre le sol. Le bruit de la cavalcade redouble. J'entends les hommes du village se rassembler sur la place centrale.

Mon frère sort à son tour. Je veux le suivre mais ma mère me l'interdit.

Soudain je reconnais le claquement d'un coup de feu, pareil aux tirs de joie lors des fantasias. Mais il est inhabituel de tirer à la pointe de l'aube.

- Reste ici, hurle ma mère, terrorisée.

- La tribu est attaquée.

(...)

 

Fin novembre 1832

p. 30/31
 

(...)

Toute la ville dort. Je m'ennuie. En quittant mon douar, j'ai perdu le goût de jouer. Pourtant, il y a encore quelques mois, je me fabriquais des chevaux avec des bouts de bois, j'observais les oiseaux dans les arbres, ou bien je dessinais sur la terre avec un bâton. Désormais, je me contente de fermer les yeux et récite les sourates apprises avec le taleb. Quand la tristesse me submerge, les paroles coraniques m'apaisent.

Perdu dans mes pensées, j'aperçois le fils de Lala Fatima qui sort du bain maure. Malgré l'obscurité, j'ai vu le baluchon qu'il porte sur son dos.

- Où vas-tu, Mansour ?

- Rien qui te regarde, petit. Et toi, que fais-tu encore dehors à cette heure de la nuit ?

- Tu pars en voyage ?

- Oui, vers l'ouest.

- Pourquoi ?

- As-tu entendu parler de ce jeune marabout qui, avec son père, a attaqué Oran au mois d'avril ?

- Oui. Des hommes ont parlé de lui dans le hammam.

- Tu te rends compte ? Il a réussi à rassembler douze mille hommes ! Un simple marabout. L'attaque a échoué mais ce jeune imam, qui conduit la prière dans sa mosquée, a montré un courage incroyable. On dit qu'il s'est avancé à cheval au devant des Français. Et il a traversé une pluie de balles sans même une égratignure ! C'est Allah qui l'a rendu invulnérable !

- Comment s'appelle-t-il ?

- Abd el-Kader.

- Abd el-Kader ... Oui, c'est bien le nom que j'ai entendu.

- Il y a quelques jours, il a été proclamé émir. Il appelle au jihad contre les envahisseurs. Plusieurs tribus lui ont prêté allégeance. J'ai décidé de le rejoindre.

- Je pars avec toi !

- Tu n'y penses pas ! Un gamin de dix ans !

(...)


Décembre 1835

p. 92/93

(...)

- Mon père... Ils l'ont tué. Pour ses bijoux.

- Les Français ?

- Non, pas les Français ? Des cavaliers arabes.

- Il me raconte ce qui sest passé. Quand l'émir a quitté Mascara, il ne restait plus que quelques centaines de personnes en ville. Des juifs et des mozabites. Abd el-Kader parti, certains chefs de tribu sont entrés dans Mascara pour piller leurs magasins.

Ayant appris cela, l'émir a envoyé ses hommes combattre les bandits mais ces derniers étaient en trop grand nombre. Ils ont dû battre en retraite.
Les cavaliers arabes qui, la veille encore considéraient l'émir comme leur chef, n'ont pas hésité à massacrer des hommes, des femmes et des enfants sans défense.

Daoud a vu son père mourir sous ses yeux. Il n'a dû son salut qu'à la chance. Il s'est enroulé dans un tapis et a attendu que les hordes assoiffées d'or quittent la ville, juste avant l 'arrivée des Français.

Il tremble de froid. Je lui donne ma djellaba.

D'autres Français sont entrés dans la ville. Au milieu de la troupe, j'aperçois trois hommes à cheval, l'un portant une barbe fournie, épaulettes sur une tunique à galons dorés, l'autre coiffé d'un képi blanc, le troisième vêtu d'un costume turc. Le duc d'Orléans (fils du roi Louis-Philippe), le maréchal Clauzel et Yusuf, un célèbre général de l'armée d'Afrique. Les hommes les acclament. La chute de Mascara est la première grande victoire française depuis qu'Abd el-Kader s'est imposé comme le chef de la résistance.
Les habitants juifs de la ville ont fini par sortir. Après les attaques qu'ils ont subies, ils accueillent les Français avec soulagement.

(...)

 

 

Publié dans Fiction, Biographie, Histoire

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