"Béton armé" de Philippe Rahmy

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Béton armé" de Philippe Rahmy

Tout se passait comme si j'avais été une masse morte dépourvue de charpente, une sorte de ciment liquide dans lequel les phrases se plantaient comme des tiges d'acier. 

Né avec la maladie des os de verre qui l'obligea à vivre confiné, Philippe Rahmy fut longtemps contraint de rêver le monde plutôt que de le parcourir. Jusqu'à ce que la coïncidence d'une amélioration inattendue de sa santé et d'une invitation en résidence d'écriture à Shanghai lui permette à l'automne 2011 de se confronter physiquement pendant deux mois à cet ailleurs (1).

De ce corps à corps, de cette collision entre une mégapole verticale de béton pénétrée à hauteur d'homme (2), et le corps souffrant d'un auteur-narrateur que l'écriture a mis debout, va naître Béton armé, un texte hybride tendu entre deux formes d'explorations, le réel s'affirmant aussi comme «une machine à rêver» :

«Plus je décris Shanghai, avec mille précautions et scrupules pour ne rien oublier, plus cette vie intérieure augmente et submerge les beautés du dehors .»

1) Cf la vidéo de présentation du livre par l'auteur en fin d'article

2) Une ville arpentée en fauteuil roulant, avec à hauteur d'yeux non seulement les enfants ou les mendiants comme à Paris, mais tous les Chinois. Car en Chine on mange, on boit et on joue accroupi... (cf vidéo de P. Rahmy en fin d'article)

Shanghai

«Traversée par un remous sensuel et magnétique», Shanghai, bien qu'emplie de tant de corps meurtris, explose de vitalité. C'est un flux incessant d'hommes qui s'avancent et disparaissent pour laisser la place à d'autre : «Derrières eux, il en vient des millions, encore plus décidés».

C'est une foule d'hommes, ses semblables, dans laquelle l'auteur peut se fondre comme "une sardine dans son banc". Un double fraternel «coulé dans le même moule».

Mais alors qu'il est transporté de joies fulgurantes, sourd en parallèle une émotion «en décalage avec ce qu'il voit», une tristesse marchant de pair avec son euphorie : «Je vois le sol sous mes pieds et le froid m'envahit.» Cette «dérive de l'émotion» creuse alors un vide en lui, réveillant ses souvenirs et alimentant ses réflexions et ses méditations.

 

Philippe Rahmy saisit  cette ville stupéfiante et monstrueuse donnant le tournis comme dans un kaléidoscope, au travers des bribes de choses à sa portée. Images folles, bruits, odeurs, sensations, se bousculent, se chevauchent et se transforment à l'infini dans une langue précise et saccadée, concrète et charnelle. Une langue poétique creusant aussi son chemin dans les silences en se nourrissant d'analogies et faisant miroiter de précieux aphorismes.

Et, au-delà de sa réalité vibrante, cette Shanghai hybride se dresse comme une ville fantasmée faisant aussi écho au Royaume des morts, l'auteur y déterrant les os de sa vie souterraine jusqu'à l'explicit : «Je rentre chez moi parmi les vivants.»

Béton armé s'avère ainsi le portrait singulier d'un homme multiple et solitaire structuré par la littérature, venant se fondre dans le magma incandescent d'un monde énigmatique. La «traversée de la nuit, entrecoupée de quelques flashs» d'un auteur «ébloui par le paysage entre deux tunnels». Une traversée qui ne peut être appréhendée dans son ensemble qu'au travers d'une suite de fragments (3) eux-même constitués de la juxtaposition de nombreux paragraphes.

3) Le livre est divisé en 42 courts chapitres

 

Quelque chose se termine et renaît de ses cendres. Cette chose se tient comme le diable à la croisée des chemins, quelque part entre Shanghai et un souvenir d'enfance.

De la description de cette Shanghai protéiforme s'érigeant en «affirmation bruyante du monde» et en «symbole incandescent d'humanité», comme de cette profonde introspection creusant la mémoire, du frottement de ces deux regards (celui des «yeux du corps» et «ce que regarde l'esprit»), émane une étrange lumière. Car peu à peu l'écriture tisse une sorte de lien charnel entre l'infini de cette ville-monde, et l'infini en soi. Deux vides «emplis de voix humaines» que la littérature va remplir de mots et d'images, nous faisant approcher le sentiment que quelque chose renaît inlassablement de ses cendres. L'intuition consolatrice d'une chose flottante qui continue, opposée à la vie mourante (4).

4) Qui nous renvoie à René Char dans son poème Pleinement (Les Matinaux): http://najibarebours.blogspot.fr/2013/02/pleinement-de-rene-char.html

 

Voyager à travers le langage comme à travers le paysage. Etre, à parts égales, le monde et les mots.

Explorant ces terres vierges et déjà foulées, Béton armé est un livre célébrant le voyage. Le voyage comme métaphore de cette littérature «toute de nuances et de faux-fuyants, qui ne nous aide pas à comprendre la vie mais en fait notre demeure, qui nous désoriente avec bonheur, multipliant les chemins et les occasions de faire l'école buissonnière sur la ligne droite du berceau à la tombe ». 

Un livre qui nous renvoie à notre propre solitude et à notre propre mélancolie au milieu de ces hommes dont nous partageons aussi «le quotidien d'étincelles et de noirceur». Qui interroge notre rapport au monde et à la littérature.

 

Les choses continuent d'exister quand nous ne sommes pas là. Il suffit de les disposer avec soin pour que les autres les trouvent belles et s'en servent en notre absence. Ecrire. Que sont les livres sinon la chambre vacante d'un écrivain parti en voyage dans ses histoires ?
(p. 70)

Philippe Rahmy nous a malheureusement quittés le 1er octobre 2017 mais il nous reste ses livres. A nous d'en apprécier la beauté et de nous en servir en son absence...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Béton armé, Philippe Rahmy, Préface de Jean-Christophe Rufin, La Table Ronde, 2013, 208 p.

 

A propos de l'auteur :

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/2017/08/rahmy-philippe.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Rahmy

 

 

EXTRAITS :

 

p. 144/145

(...)

Une poussière bleue couvre la nuit ajourée de néons. On dirait qu’il neige. Les inscriptions sur les murs, les visages, tout ce qui tranche, tout ce qui heurte, est enveloppé de douceur. On respire un air familier. L’air des Alpes. On croit reconnaître la voix de quelqu’un dans une conversation attrapée au vol. la ville correspond à l’idée que je me fais de la vie antérieure. Une mélancolie humanise le délire urbain. 



Brutalement, le vent met fin à ce simulacre d’hiver. Poussière, sable, papiers, sacs en plastique, tourbillons sur tourbillons. 



Les voies rapides, aux pylônes rectangulaires et plats, sans tags ou affiches, abritent des charrettes massées autour de bidons en feu. Un lierre à feuilles brunes colonise les lampadaires. Il y a beaucoup de monde. Epiciers-mécaniciens-chiffonniers-ferrailleurs, tout en un. Quand ils ne sont pas debout, il s’accroupissent sur leurs talons. Ils ont les yeux levés vers l’autoroute. Ils pensent à leur avenir. Des gerbes d’étincelles s’élèvent jusqu’au pont qui mène au centre-ville. Il est blanc. Il brille. Ici, vers ces braseros, à deux pas de l’école de Droit, des étudiants et leurs familles se partagent de grands cartons adossés à la grille du campus. Ils forment une muraille. Avec la poussière, on dirait des pachydermes en train de dormir. Ils ne sont pas agressifs, mais la violence est palpable. Leurs visages sont pâles, pétris d’une acuité prédatrice, striés d’ombre, éclatants de force et de santé. Une fille à talons aiguille Swarovski remonte ce bidon-ville qui mute en quartier chic, juste là, entre un Starbucks et une librairie. Ses pas suivent le rythme hésitant de la pluie.

(...)

 Retour Page d'Accueil

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article