"Et vivre, Beckett ?" de Lamia Berrada-Berca

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Et vivre, Beckett ?" de Lamia Berrada-Berca

Et vivre, Beckett? nous entraîne sur les pas du grand écrivain irlandais à Tanger, cette «enclave pétrie de tous les mondes» incise entre deux mers et deux continents et véritable carrefour culturel où il prit l'habitude de passer ses vacances estivales pendant les quinze dernières années de sa vie : un lieu où il n'écrivit pas, ne faisant qu'y vivre, étranger à tout. «En vacance de tout, y compris de l'existence».

Ce n'est pas une biographie même si les événements et les rencontres ayant marqué la vie de Samuel Beckett y sont évoqués et nombre de ses œuvres y sont citées, ni non plus un simple hommage adressé par une auteure ayant manifestement avec lui quelques affinités, dans un "tu" proche et vibrant venant lui redonner chair.

Mais c'est plutôt une sorte de conversation intime, de rêverie ou d'errance poétique, où son propre imaginaire vient décoller et rebondir sur les voix des protagonistes des fictions de cet écrivain admiré et ses rares paroles, comme sur ces photos muettes ayant laissé trace de son passage.

 

Samuel Beckett in Tangier, Morocco, 1978 © François-Marie Banier

Et c'est cela, l'ombre et la lumière que je veux parcourir en vous imaginant ici. Avec des mots aveugles où l'ombre pétrifiée de votre souvenir agite des «choses» que j'aimerais approcher, ne serait-ce qu'un tout petit peu...

 

«Depuis le silence qu'[il a] rejoint», Lamia Berrada-Berca questionne celui qui ne fit que s'effacer des textes qui naissaient de lui et ne donna que de rares interviews, se glissant tour à tour dans sa peau ou dans celle d'un emblématique Moussa qu'elle imagine pour lui faire face, un Tangérien au prénom de prophète.

Dans ses libres divagations à tours et à détours pour approcher cette «ombre immense et insondable» sous la lumière de Tanger, dans ce va-et-vient entre cette ville mythique et celui qui l'arpente, elle tente ainsi d'éclairer l'essence de Beckett, homme et écrivain mêlés, et, plus largement, l'essence de la vie et celle de l'écriture : «La vie ou l'écriture. Un va-et-vient de principe, une expérience qui engage totalement l'être pour l'une comme pour l'autre».

Et en parcourant l'«entre-deux» que représente cette ville ouverte sur deux horizons, sorte de «nulle part» vous exonérant des frontières de l'espace et du temps et vous obligeant à faire «l'expérience aiguë de l'altérité», en soi comme en dehors de soi, elle nous livre le récit d'une traversée «dont le but est de saisir autre chose qu'une fin ou un début».

 

Le grand Socco, Tanger 1978

 

On tombe sous le charme de ce petit livre lumineux tirant sa grande originalité de son approche et particulièrement de ce contraste révélateur s'établissant entre Beckett et le Maroc, notamment dans sa confrontation à Moussa son alter ego marocain : deux entités étrangères se renvoyant le reflet inversé d'une même humanité tragique et solitaire.

Rétive comme Beckett à une narration linéaire, Lamia Berrada-Berca réunit dans un récit kaléidoscopique une bonne quarantaine de fragments rédigés dans une belle écriture poétique faisant entendre «la voix du sensible» qui lui permet d'«avancer vers l'obscur qui gît autour et au-dedans», débouchant aussi parfois sur des réflexions philosophiques. Et cette auteure franco-marocaine éclaire autant l'écriture de cet écrivain mystérieux que ce Maroc bien connu d'elle qui protège «une part d'ombre et de mystère farouches derrière une lumière qui ne triche pas».

Moussa n'est ainsi d'aucune époque, il ne sait ni lire ni écrire alors que Beckett est l'un des écrivains les plus érudits du XXème siècle. Pourtant dans ce visage inconnu, dans ce regard communiant dans le silence, l'Irlandais se reconnaît car «la solitude de Moussa et [la sienne] sont de la même espèce». Et si Moussa «raconte avec sa langue ce qui ne s'écrit pas», l'écrivain, lui, écrit «ce qui ne se raconte pas», ce qui s'écrit à travers lui s'avérant «la langue improbable d'une humanité improbable.»

Toute l'écriture fictionnelle, dramaturgique ou même scénarique de Beckett tend de même à effacer le sujet, à le réduire à sa dimension minimale pour accéder à l’image la plus parfaite de soi, tandis qu'à Tanger, curieusement, ses personnages existent. Ici en effet «le je est absous de toute forme de responsabilité, extérieur à la marche des choses», «le corps et la conscience de ceux qui l'habitent se battent (…) pour exister autrement que comme fictions», et les femmes sont dépossédées de leur corps et de leur nom. L'écriture beckettienne et la réalité marocaine se rejoignent alors car «des sujets qui s'effacent ou qui n'ont jamais existé, cela donne la même chose : des solitudes étrangères à elle mêmes».

Moussa, figure d'un peuple démuni, et toutes ces femmes niées qu'évoque l'auteure témoignent de plus des injustices et des discriminations criantes existant au sein de la société marocaine, et de cette Afrique qui dans son histoire et son présent «exsude la violence du déni de l'individu». Et Lamia Berrada-Berca reprend ainsi ce combat émancipateur qu'elle mène de manière poétique dans ses livres, et notamment dans Kant et la petite robe rouge, ou Guerres d'une vie ordinaire.

Un combat contre toute forme d'enfermement qui, bien au-delà de sa portée politique, s'inscrit plus largement dans le rapport au monde et à soi de chaque individu et prend une dimension existentielle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et vivre, Beckett ?, Lamia Berrada-Berca, Le temps qu'il fait, 27 Septembre 2018, 138 p.

 

A propos de l'auteure :

http://www.m-e-l.fr/lamia-berrada-berca,ec,762

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/berrada-berca-lamia.html

 

EXTRAITS :

 

p.21/22

La lumière d'Arles fut pour le peintre que vous aimez celle de la folie créatrice. Du vertige et de la déraison. Au Maroc vous cherchez la lumière de ces choses qu'il devient possible de vivre si l'on a la grâce de savoir s'oublier, et dans le même temps vous découvrez cet espace béant qui vous oblige. Devoir être face au monde, face à soi-même, dans un moment qui n’est plus exclusivement celui de l’écriture, soudain. En se voyant terriblement présent. Douloureusement absent. Ou l’inverse, je ne sais pas. Vous serez, en somme, celui que vous êtes toujours.


Vous marcherez, vous serez dans le vent, dans la lumière. Vous serez dans une errance douce qui tire les choses vers l’avant, qui vous raconte un monde en mouvement. Détaché du point fixe de ce qui vous rattache sans cesse à ce désir obsédant : creuser le silence pour ressusciter l’envers des mots…
Vous serez cette image traversante sur la plage de Tanger, ou ce regard traversé par un horizon mer.


Giacometti, votre ami, avait sculpté l’homme qui marche, et pour moi, vous serez celui qui traverse. Les époques, les espaces, les silences. Vous traversez le monde d’un regard qui mesure avec une effrayante justesse ses injustices et sa violence. Vous êtes le métreur de l’absolu, et de l’être, quand votre père, métreur-vérificateur de métier, ne mesurait que des arpents de terre.
Où est l’homme, désormais ?


Votre regard le cherche, sur cette même terre, et l’attente est si vaine, si longue, que dans votre quête les mots se décomposent et se dissolvent dans la nuit…


Vous êtes l’homme qui traverse une rue de Tanger dans une insouciance lumineuse qui n’a rien de feint.


Et ce récit aussi sera celui d’une traversée…

 

p.93/94

 

Oui, parce que vos mots résonnent d'une manière que vous n'imaginez peut-être pas, Samuel, dans ce pays où les corps et la conscience de ceux qui l'habitent se battent si souvent pour exister autrement que comme fictions.
L'Afrique des castes, de la colonisation, de l'esclavage, de l'exclusion par le sang, par le nom, par la couleur de peau, par l'appartenance religieuse, par la complexité des rapports hommes/femmes exsude la violence du déni de l'individu.

En tant que corps et conscience.

N'est-il pas vrai que revendiquer d'être un corps qui s'appartient est une question ontologique pour les femmes ?

Qu'être une identité qui revendique sa propre histoire et se réapproprie sa mémoire est une question ontologique pour les peuples ?

Qu'être une conscience, une individualité, un regard lucide, averti de l'état du monde, est une question ontologique pour les hommes ?

Vous n'êtes pas africain, Sazmuel. Mais vous racontez le désastre de l'homme nu.

Et ce désastre, l'Africain le porte dans sa chair,dans son sang, et dans sa mémoire.

Il est l'homme nu que vous promenez de désastre en désastre.

Corps souffrant, mémoire vacillante, identité morcelée, langue aliénée, sens en déroute.

Tout l'homme, aujourd'hui.

Qui n'est que « murmurassions ».

 

Publié dans Essai, Fiction

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R
Une belle langue ...
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