"Kant et la petite robe rouge", de Lamia Berrada-Berca

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Kant et la petite robe rouge", de Lamia Berrada-Berca

Petit livre au format réduit d'une centaine de pages et au titre intriguant le lecteur, Kant et la petite robe rouge est annoncé comme un roman, les éditeurs ayant tendance à nommer ainsi toute narration fictionnelle alors que les lecteurs restent parfois encore attachés à une définition plus étroite d'un genre littéraire ayant connu son apogée au XIXème siècle.

Inutile donc pour ces derniers de chercher dans ce conte philosophique et poétique de Lamia Berrada-Berca des situations vraisemblables, de longues et précises descriptions ou des personnages à la psychologie fouillée, les siens s'affirmant plutôt comme des archétypes dont l'identité n'a pas besoin d'être précisée - à l'exception de celui de l'héroïne dont la révélation tardive du prénom marquera une étape importante de la libération.

Il ne s'agit pas en effet d'un roman réaliste, même si l'action se situe à notre époque dans le quartier parisien populaire de Belleville où vit cette héroïne avec son mari et sa petite fille. Lamia Berrada-Berca a préféré en effet aborder un sujet souvent polémique, celui de l'enfermement et de l'émancipation d'une jeune musulmane d'origine africaine portant la burqa, de manière apaisée, incitant à une réflexion plus profonde. Son récit, écrit dans une belle langue simple et poétique, économe, éclaire ainsi le réel en recourant puissamment aux symboles, chaque situation, chaque objet, revêtant une dimension hautement signifiante. Et l'écriture y joue intensément sur les couleurs mais aussi sur la musique d'un texte ponctué de silences et sur sa présentation dans l'espace de la page, les retours fréquents à la ligne ainsi que la succession de nombreux et parfois très courts chapitres y ménageant des blancs. Des respirations permettant au lecteur de soupeser chaque mot.

Optant habilement pour une narration au présent et à la troisième personne, Lamia Berrada-Berca réussit à pénétrer l'intimité de cette jeune femme n'ayant jamais appris à dire "je", sa représentation du monde et l'image qu'elle se fait d'elle-même. Elle raconte ainsi avec subtilité sa difficile conquête de la liberté indissociable d'un sentiment de culpabilité, cernant au plus près les mouvements insensibles de sa transformation intérieure, avant même qu'ils ne se manifestent peu à peu à l'extérieur.

 

 

Une jeune femme en robe rouge devenue une icône de la révolte turque lors des manifestations  de mai 2013  à Istambul

 

L'auteure, qui s'intéresse à la constitution de l'identité dans son rapport à la mémoire et à l'altérité, explore la confrontation de mondes étrangers s'effectuant au travers de son héroïne : celui de la maison et de l'espace public, des femmes et des hommes, de la tradition et de la modernité, de l'ignorance aliénante et du savoir émancipateur. Et elle décrit avec finesse les mécanismes permettant à cette jeune mère analphabète exilée dans un pays dont elle ne comprend pas la langue, condamnée au silence, de sortir de son enfermement et de s'approprier à la fois un autre monde et un autre soi-même, en s'affirmant comme un individu et en prenant la parole.

Le déclic de cette émancipation, c'est cette petite robe rouge aperçue dans la vitrine de «Chez Héloïse» (clin d'oeil malicieux à Rousseau), dans cet étroit carré de la ville où elle s'aventure pour faire ses courses. Une boutique dont elle osera franchir le seuil, dépassant ainsi «la frontière que son mari a dressé à son imaginaire». Fantôme noir retranché derrière sa «prison de voile», son «rempart de solitude», elle est soudain fascinée par cette incarnation de la féminité qui lui renvoie l'image d'une autre femme, qui lui révèle cette autre femme dont elle ne soupçonnait pas la présence en elle. Une autre dont elle écoutera la voix.

Au-delà de la mémoire, de cette enfance où lui fut inculquée la soumission aux traditions l'enfermant dans la répétition cyclique des mêmes gestes d'une vie s'égrenant comme un chapelet, l'envie de posséder et de porter cette robe va manifester son désir d'exister en tant qu'individu à part entière. De ne plus se borner à être la chose de son mari, et de regarder autrement l'horizon, désormais porteur d'un au-delà. Une robe couleur de sang qui va «sceller le cri de la chair morte avec celui de la chair vivante», symbole-même du désir, de «ce mouvement de vie qui la jette en avant des choses».

Plus tard, elle fera une autre découverte venant compléter harmonieusement la première, celle d'un livre de Kant, abandonné par un inconnu  sur le paillasson de son voisin de palier. Un livre de lumière dont elle s'emparera comme d'un trésor interdit qui lui apprendra à lire le monde, lui donnant «la force de se poser d'autres questions et le courage de vouloir y répondre». Elle parcourra ainsi un long chemin, découvrant l'altérité en osant devenir visible et regarder l'autre, en osant montrer son visage et se nommer, puis en acceptant d'être aussi regardée et nommée.

Un chemin parcouru en étroite interaction avec sa fille qui partagera ses secrets. Inversant la transmission intergénérationnelle traditionnelle où les mères ne pouvaient que reproduire «leur propre inutilité», elle lui offrira un modèle, celui d'une volonté d'émancipation que cette dernière l'aidera à réaliser.

Kant et la petite robe rouge, livre imprégné de valeurs d'autonomie et d'authenticité, s'inscrit ainsi dans le prolongement de ces Lumières que le philosophe allemand avait tenté de définir dans son ouvrage die Erklärung : «Sapere aude» (Ose savoir), «aie le courage de te servir de ton propre entendement». Une devise universelle et intemporelle pour indiquer le difficile mais seul chemin conduisant chacun à la liberté.

 

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Kant et la petite robe rouge, Lamia Berrada-Berca, La Cheminante, 2011, 104 p., 6 €

 

A propos de l'auteur :

Lamia Berrada-Berca est née en 1970 d'une mère française et d'un père marocain, et compte dans sa généalogie un grand-père suisse-écossais et un autre arabe, une grand-mère française et une autre berbère ...

Elle a exercé durant plusieurs années comme professeur de lettres modernes en région parisienne avant de se tourner vers d’autres univers, photographiques ou plastiques. Elle vit désormais au Maroc.

Après un livre de poésie paru en 1998, elle a publié cinq romans entre 2010 et 2013 : 

Le lien rompu,Revue Rivaginaire, 1998

Eclatantes Solitudes,Mon Petit Editeur, 2010

Une île posée sur l’horizon,Mon Petit Editeur, 2010

Kant et la petite robe rouge,éditions La Cheminante, 2011

Une même nuit nous attend tous,éditions La Cheminante, 2012

La reine de l'oubli, La Cheminante, 2013, 120 p.

(réédité : Guerres d'une vie ordinaire, éditions du Sirocco, 2015

Et au-dessus dansent les oiseaux, Sirocco 2017

Et vivre, Beckett ?, Le temps qu'il fait, 2018)

 

 

EXTRAITS 

  I

p.5/6

Elle est passée devant d'abord sans la voir.

Sans vouloir voir en fait.

A cause du voile, sans doute, qui la rend différente.

Puis le lendemain elle est repassée devant et là, il s'est produit un changement étonnant. Elle a senti qu'elle en avait le désir.

Le désir c'est une chose oubliée en elle sur laquelle se sont accumulés des jours, des mois, des années de mutisme parfait. Un désir dérisoire, elle s'en rend bien compte, coupable d'exister puisqu'il n'est enraciné en rien de louable.

En même temps, comment distinguer ce qui est louable de ce qui ne l'est pas ?

A trente-trois ans elle a envie, oui, pour la première fois elle saurait, elle pourrait l'exprimer à peu près ainsi : elle a envie de cette robe rouge.
Ce n'est pas un désir.
Ce n'est pas juste pour la robe.

Mais le fait qu'elle soit rouge, cela en soi suffit.

 

Elle pense alors qu'elle est devenue folle et court chez elle se mettre à l'abri.

54

p.53

Deux jours déjà que le livre gît sur le paillasson du voisin. C'est une question qui s'impose, qui emplit les yeux étonnés de la jeune femme.

Elle ne sait pas lire mais elle est fascinée par le fait qu'on puisse venir déposer un livre ainsi.

Dans la nuit elle se décide soudain.

Le mari dort.

Elle se glisse dans le couloir.

Se dépêche de le glisser sous le drapé informe de son habit, comme une voleuse, en cachette, en se disant que personne ne pourra affirmer l'avoir vue.

77

p.75

La dame aux ongles vernis chocolat sort de la cabine d'essayage au moment où la jeune femme pénètre dans la boutique.

La rencontre se fait différemment de toutes les autres, cette fois, parce que la jeune femme n'a pas seulement relevé le voile de son visage, elle dit aussi, d'une voix très claire, même si l'accent demeure encore très hésitant :

- Bonjour. Je m'appelle Aminata. Je viens pour robe rouge. Acheter.
Et la dame ne peut que sourire : elle a en effet mis cette robe de côté pour elle, attendu toute la durée des soldes, et elle espérait, vraiment, que ce jour là arriverait.

Publié dans Micro-fiction

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