Le ciel sans boussole, de Watson Charles

Publié le par Emmanuelle Caminade

Le ciel sans boussole, de Watson Charles

Le ciel sans boussole est le premier roman du poète haïtien Watson Charles dont on avait notamment pu apprécier Le chant des marées, recueil qui célébrait avec nostalgie la mer des Caraïbes bordant son île endeuillée par le séisme meurtrier de 2010 : un monde de beauté et de désolation.

S'amorçant, semble-t-il, en 1999, ce roman se déroule essentiellement à Port-au-Prince et dans les villes environnantes durant la décennie qui précéda cette terrible catastrophe. Et au travers du destin de Jackson, personnage fictionnel du même nom que le dédicataire, l'auteur y rend hommage à la vitalité de ce peuple miséreux qui, outre les tremblements de terre, les cyclones et les inondations, côtoie sans cesse la mort : «On vit avec la mort quotidiennement. Si on ne meurt pas en prison ou fusillé par le régime, alors on crève de faim

Et il y redonne dignité à ce peuple constamment humilié par les puissances étrangères et malmené par le mépris de ses propres compatriotes.

 

Après une période d'errance sur les routes au côté de «son vieux frère Rodrigue» à proposer leur jeu de dés de fête en fête, la mort de son fidèle compagnon plonge Jackson dans le désarroi et le dénuement. Seul désormais, «il doit se confronter à sa vie» et toujours continuer d'avancer. Car ici le temps ne s'arrête que «quand l'homme n'a plus de souffle dans sa poitrine».

Anéanti mais obéissant finalement aux dernières paroles de son ami, Jackson va renaître grâce à son engagement dans le combat social et politique et à l'amour. Il va d'abord mener la lutte collective dans cette fabrique de chaussures où il s'épuisera une dizaine d'années à travailler comme un forçat pour un maigre salaire, tandis qu'il aimera Rosemène. Car «on n'est jamais trop pauvre pour aimer.» Et il mourra prématurément laissant sa veuve inconsolable, «agonisante dans la noirceur de la nuit» : "Il n'est plus grande gloire que de mourir d'amour."(1)

 

Roman de combat et d'amour, Un ciel sans boussole est ainsi le récit de la vie trop courte de cet homme pauvre qui s'est battu pour donner sens à sa vie, et a vécu libre et digne sans se laisser «réduire à l'état animal» : celui de la vie d'«un homme authentique».

1) Ecrivait Gabriel Garcia Marquez dont l'auteur reprend la citation en exergue du livre

 

La cathédrale de Port-au-Prince, avant sa destruction par le séisme de 2010

 

Watson Charles nous entraîne dans un voyage fascinant en cette terre haïtienne où la noirceur et la beauté du monde se mêlent, dans une ville incandescente et assourdissante saturée de contrastes, où malgré la dureté de la vie «la joie bat son plein».

L'imaginaire haïtien en effet, transcendant la misère du vécu, «pousse la réalité dans un monde (…) merveilleux» dans un mélange de superstitions et de religions. Lors des fêtes catholiques la foule en délire «implore la Vierge» tout en faisant «des rogations aux dieux d'Afrique», et Jackson qui fait des signes de croix sur le parvis de l'église transporte dans son sac «une petite poupée vaudou et une gousse d'ail pour repousser les esprits». On raconte même qu'un voleur de grand chemin ayant dérobé un calice dans une église l'aurait porté aux prêtres vaudou qui eux aussi célèbrent l'eucharistie...

A Haiti, «les morts ont à faire dans le jeu de la vie», et ils apparaissent en rêve au héros, lui dictant les nombres à jouer ; les veillées funèbres sont prétextes à récits grivois tandis que des «hommes aux voix criardes chantent la souffrance du monde».

 

Ce roman grouillant de vie et tutoyant sans cesse la mort est narré à la troisième personne dans un vivant présent. Il se divise en six parties aux titres poétiques évocateurs qui introduisent moins une respiration qu'un changement de tonalité. Et, maintenant son souffle, le récit avance sans répit dans des phrases riches de verbes d'action, les chapitres divisant ces six parties s'enchaînant au plus serré dans leur présentation typographique (2).

L'écriture à la langue émaillée de termes créoles y revêt une force primitive dans des descriptions précises et très concrètes approchant les corps au plus près et s'attachant aux sensations avec sensualité. Une écriture charnelle à la fois crûment réaliste et symbolique, emplie d'images poétiques. Watson Charles nous fait ainsi ressentir la puissance de l'instinct vital, le vertige du rythme endiablé des danses malgré la chaleur accablante. Il nous fait pénétrer un monde ambigu de sueur et d'odeurs (3) - le soleil étant à la fois «morsure» ou «serpe» entrant dans les chairs et lumière du désir, de la vie et de la liberté (4).

Et, tout en montrant sans fards la crasse et la misère, la violence et la corruption de son pays natal, l'auteur en éclaire avec une poésie voluptueuse le charme apaisant. Il nous fait ainsi «palper les seins pulpeux des montagnes, humer l'odeur de la bagasse», contempler les nuages qui «parcourent le ciel comme des oiseaux migrateurs» ou ce soleil outrageant qui «fait pétiller la surface lisse de la mer» : d'une «mer infinie, lisse et bleue où les bateaux se laissent bercer par les vagues et le vieux vent des Caraïbes».

2) La numérotation des chapitres est ainsi justifiée à gauche, ces derniers se succédant  après un espace blanc de taille similaire à ceux séparant les paragraphes - ce qui n'entraîne souvent aucun retour en haut de page

3) «Un trou empestant la sueur des hommes» / «Les deux êtres s'enlacent dans la nuit bleutée et dans l'odeur de transpiration. La langue de Jackson vient sécher son corps mouillé de sueur»

4) Par le trou de la fenêtre grillagée de la cellule qu'il partage avec Jackson, Sonson «essaie de tenir dans sa main les rayons du soleil». Tandis que, enfermés dans leur entrepôt, les ouvriers «regardent parfois la lumière du soleil qui coule sur la ville, espérant un jour se baigner dans son flux lumineux»

 

D'emblée Maître des trois chemins, la première partie du roman, rejoignant la deuxième épigraphe de Montaigne (5), annonce de manière symbolique sa dimension universelle.

Comment, en lisant ce titre initial, ne pas se remémorer l'invocation du poète Aimé Césaire à Legba (6), le dieu vaudou des carrefours et des passages : "Maître des trois chemins, tu as en face de toi un homme qui a beaucoup porté...(7)" ?

Rodrigue comme Jackson et tous ces pauvres gens accablés de maux, mais dansant et chantant néanmoins, sont en effet des hommes qui ont beaucoup porté. Qui portent le poids de la vie, comme Jackson porte allégoriquement la table de jeu sur son épaule : une vie où chacun mise sur sa chance mais où les dés sont pipés. Ce sont en effet des hommes qui, dès l'incipit, s'acheminent vers leur fin : «Leurs silhouettes maigres, tels des fantômes, marchent sur la route caillouteuse et poussiéreuse.»

«Aïe grand maître ! Ouvre-nous la route, nou mande pasaj», s'exclame Rodrigue deux pages plus loin. Et nul doute qu'il s'agit aussi plus largement du passage qui les mènera dans l'autre monde (lui, dès la partie suivante Le soleil s'éteint, et son ami à l'avant-dernier chapitre du roman). Et lors de son enterrement, «des hommes dansent, virevoltent avec la dépouille sur les épaules et parfois, quand ils arrivent à un carrefour, jettent trois gouttes de rhum afin de demander le passage à Legba pour conduire le mort au Paradis».

Le ciel sans boussole est ainsi un roman plein d'humanité qui, dans ce pays d'ombre et de lumière, s'élargit à la condition humaine, à sa misère comme à sa splendeur.

5)"Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition"

6) Cf son poème Depuis Elam. Depuis Akkad. Depuis Sumer.

7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Papa_Legba

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le ciel sans boussole, Watson Charles, les éditions Moires, 26/02/2021, 136 p.

 

 

A propos de l'auteur :

Né en Haïti en 1980, Jean-Watson Charles a fait des études de lettres modernes à l’École normale supérieure de Port-au-Prince et vit maintenant en France. Il a publié trois recueils de poésie : Lenglensou (Editions Perles des Antilles, USA, 2012), Plus loin qu’ailleurs (Editions Ruptures, 2013) et Le chant des marées (Editions Unicité 2018)

 

EXTRAITS :


Maître des trois chemins

1

p.13/14

Leurs silhouettes maigres, tels des fantômes, marchent sur la route poussiéreuse et caillouteuse. Deux corps informes que la lumière pâle de Port-au-Prince éclaire à peine. Combien de fois Jackson et Rodrigue ont-ils pris ce chemin? Ils avancent d'un pas rapide, comme pour fuir cette odeur d'excréments. Enveloppé dans sa chemise chiffonnée, Jackson porte sur son épaule sa table de jeu. Dans sa main gauche, il tient un ocrnet à dés ; dans l'autre une cigarette sur laquelle il tire nerveusement. Il marche à grandes enjambées, ses chaussures déformées par un hallux valgus cognent rudement la terre battue. Rodrigue le suit. Son corps épuisé de fatigue, brinquebalant, peine à suivre la cadence. Parfois Jackson s'inquiète pour la santé de son ami, sa vie, sa famille, ses enfants si loin de lui.

 

La route semble interminable, ils devraient déjà être à Belle-Fontaine pour la soirée champêtre afin d'étaler la table de jeu.
- Bouge ton cul Rodrigue! hurle Jackson rageusement. Il avale la fumée de sa cigarette, tousse avant de passer le mégot à Rodrigue qui le termine. Jackson lorgne Rodrigue qui traîne des pieds dans la poussière blanche.

- Eh ben ! Tu comptes me faire dormir ici? Tu ne vois pas qu'on est en retard? La camionnette va prendre une heure pour arriver à Belle-Fontaine.
Sur le coup Rodrigue a une envie irrésistible de se gratter les fesses. Il écarte les jambes, introduit sa main à l'arrière de son pantalon et gratte.

(...)

3

p.31/32

(…) Le troisième jour, les fidèles de la Saint-Joseph prennent le chemin de leur église, Bible en main, chapelet au cou, ils gravissent les escaliers de l'église avec sérénité. Dehors, une multitude de gens prie, allume des cierges aux pieds des saints, chante des Ave Maria, d'autres se balancent en cherchant un réconfort dans les prières.

 

Puis les habitants s'engouffrent dans les rues ; les bandes et les groupes musicaux parcourent la ville comme un essaim de fourmis rouges. Les roulements de tambours prennent possession des corps dans une chorégraphie lascive et sensuelle. Les femmes avec leurs déhanchements erratiques remuent leurs reins ; les hommes, bouteilles d'alcool en main, répondent aux appels du désir. Des corps trempés de sueur se balancent sur un rythme endiablé et dévalent les pentes à vive allure. Jackson et Rodrigue se fondent dans la foule. Eux aussi en sueur, ils frappent la terre du pied. Devant eux, les femmes vêtues de larges robes multicolores chantent ; les hommes soufflent dans les cornets en zinc, des trompes de bambous, des manoubas et des klewons.

 

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