Rousseau, un ours dans le salon des lumières, de Marie-Paule Farina

Publié le par Emmanuelle Caminade

Rousseau, un ours dans le salon des lumières, de Marie-Paule Farina

Ce n'est un secret pour personne, Sade et Flaubert cohabitent intimement dans le panthéon de Marie-Paule Farina : deux figures de notre héritage philosophique et littéraire suscitant chez elle un enthousiasme inextinguible et pour lesquels elle nourrit non seulement une parenté d'esprit mais de cœur. Et les récents ouvrages que cette essayiste a consacré à chacun chez L'Harmattan (1) embrassaient avec clairvoyance et bienveillance l'oeuvre et l'homme dans leur intégralité. Car rien ne la révolte autant que ces réputations tenaces ayant prospéré sur la rumeur, que ces jugements outrecuidants de critiques qui ne se sont pas donné les moyens de connaître et de comprendre ces auteurs en remontant à la source et lisant attentivement leurs écrits.

 

Dans ces deux essais très incarnés, aussi érudits et pointus que malicieux, elle rectifiait donc avec vigueur et passion le portrait de ces écrivains sensés connus et surtout méconnus en s'appuyant sur une lecture pénétrante de l'ensemble de leurs textes, éclairée de ces correspondances où se révèlent les âmes. Une lecture curieuse n'opérant entre ces derniers aucune hiérarchie et traquant la moindre note. Pourfendant les images fallacieuses, elle nous y menait ainsi de manière captivante au-delà des apparences.

«Publions donc des apologies et des défenses. Tentons de faire partager notre amitié pour l'homme et notre admiration pour l'oeuvre», écrivait-elle alors (2) et Rousseau, un ours dans le salon des lumières (3), ce nouvel essai portant sur Jean-Jacques Rousseau répond manifestement aux mêmes motivations et objectifs que les deux précédents.

 

1) Le rire de Sade, Essai de sadothérapie joyeuse (avril 2019) et Flaubert, les luxures de plume (décembre 2020)

2) Dans Flaubert, les luxures de plume

3) Titre emprunté à Flaubert

 

 

Vu la fine connaissance du XVIIIème siècle que possède Marie-Paule Farina mais aussi l'image parfois réductrice et galvaudée du personnage encore répandue, on ne s'étonne pas du sujet de ce nouvel essai, même si sa proximité avec Rousseau semble à première vue moins évidente qu'avec Sade ou Flaubert. Et c'est avec l'érudition, la vitalité et l'empathie qui caractérisent ses précédents ouvrages, et la même méthode d'analyse exhaustive et soucieuse du contexte, qu'elle s'emploie à éclairer l'homme et l'œuvre dans toute leur complexité et leur profondeur, suivant ce singulier philosophe osant se mettre à nu au travers de la variété de ses écrits, en terminant par ceux, si révélateurs, publiés de manière posthume.

 

Si «le romancier qui régnait sur les imaginaires féminins» a perdu depuis bien longtemps son pouvoir, elle nous fait redécouvrir la plume du philosophe politique : cette langue fascinante imagée et métaphorique d'une précision et une concision extrême encore capable «d'enflammer les imaginations». Celle d'un Rousseau à la fois «rêveur impénitent et penseur rigoureux» qui va à l'essentiel et nous aide moins à élaborer des solutions qu'à poser correctement les problèmes.

Elle montre la manière dont cette œuvre a non seulement révolutionné les mœurs (4) et influencé les idées de son siècle mais aussi marqué les suivants. La philosophie kantienne lui est notamment en partie redevable et la Révolution française s’inspira de l'idéal rousseauiste pour bâtir la démocratie, non sans le réinterpréter et le dévoyer. Et Rousseau, malgré ses contradictions qui sont aussi celles de son époque, s'avéra un précurseur en de nombreux domaines (5).

4) faisant retrouver la liberté des corps et le "sentiment du vert"

5) Lévi-Strauss notamment vit en lui le fondateur de l'ethnologie et Rousseau apparaît également comme un précurseur de l’écriture intime de soi…

 

 

Non, il ne faut brûler ni Sade, ni Flaubert, ni Rousseau, ni aucun des Vieux qui ont nourri notre imaginaire : au contraire il faut continuer à rêver avec eux et à les remercier de nous avoir appris un art de jouir (…)
(p.16)

Rousseau, un ours dans le salon des lumières est un essai particulièrement foisonnant car chaque commentaire sur l'homme ou l'oeuvre est prétexte pour l'auteure à rebondir sur les nombreux jugements des lecteurs contemporains ou postérieurs. S'appuyant sur de multiples citations, Marie-Paule Farina orchestre de plus une sorte de dialogue entre Rousseau et ses deux autres amis, plaçant sous l'égide de ces derniers (via une épigraphe) la grande majorité des parties et chapitres de son ouvrage. Il est vrai que Sade comme Flaubert admiraient Rousseau. Le premier, enfermé à la Bastille, lui rendit même hommage dans son roman par lettres Aline et Valcour et nombre de phrases du philosophe pourraient lui être attribuées. Tandis que le second, aimant Voltaire, lui reprochait son sentimentalisme mais voyait en lui «une école de style» qui fut notamment très présente à son esprit lors de l'écriture de Madame Bovary.

 

L'auteure, disséquant ses trois maîtres en les soumettant à sa bienveillante question, et établissant entre eux nombre de saisissants rapprochements, brosse ainsi un étonnant portrait croisé de ce trio aimé, tout en subtiles résonances. On pourrait même oser parler de quatuor tant les auteurs que l'on aime disent parfois de nous...

Qu'est ce qui réunit donc principalement ces trois grands écrivains du passé et Marie-Paule Farina dans une sorte de communauté d'esprit et de cœur bravant les siècles ? C'est d'abord cette sensibilité, allant de pair avec l'imagination, d'esprits rigoureux n'ayant pas le cœur sec. C'est cette extrême lucidité sur l'homme n'empêchant point la pitié qui permet l'identification à l'autre, et cette conception large d'une humanité qu'on ne limite pas à la taille d'un groupe dominant. C'est aussi cette liberté d'esprits allergiques à toute pensée convenue qui refusent de se soumettre aux pouvoirs et aux modes du temps et ont le courage d'être soi. Et enfin cette invitation au bonheur, comme un art à la portée de tous.

 

Rousseau, un ours dans le salon des lumières s'avère ainsi un revigorant exercice d'érudition, d'admiration et d'amitié d'une grande liberté de ton.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rousseau, un ours dans le salon des lumières, Marie-Paule Farina, préface de Sylvie Dallet, l'Harmattan, août 20121, 212 p.

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Paule_Farina

 

EXTRAIT :

 

On peut feuilleter le sommaire, la préface de Sylvie Dallet et la "note d'humeur" de l'auteure : ICI

(cliquer "feuilleter" sous le résumé)

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Publié dans Essai

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