Boris, 1985, de Douna Loup

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Dans ce nouvel opus, la romancière et dramaturge Douna Loup prend la plume à la première personne, nous proposant un récit d'enquête et de voyage revenant sur son histoire familiale et s'élargissant à une quête de soi.

Elle est en effet la petite-nièce de Boris Weisfeiler, ce brillant mathématicien juif né en URSS et ayant pris la nationalité américaine qui disparut mystérieusement en 1985, à l'âge de quarante-quatre ans, lors d'une randonnée solitaire dans la nature sauvage chilienne. Une disparition toujours inexpliquée à moins d'une centaine de kilomètres de la Colonia Dignidad de sinistre mémoire, cette enclave nazie au Chili qui fut un maillon important de la dictature de Pinochet (1).

C'est une chanson dédiée à une jeune Chilienne jetée à la mer d'un hélicoptère comme tant d'autres qui initia Boris, 1985, résonnant pour l'auteure comme un appel à se souvenir de ce grand-oncle maternel inconnu et à retracer son destin. Et ce projet lui fera «briser les lignes, traverser les frontières et tenter l'impossible».

Après s'être documentée et avoir entretenu une correspondance avec Olga, la sœur de Boris résidant à Boston (2), elle décida ainsi d'aller voir sur place pour consulter diverses archives (3) et surtout pour rencontrer famille, amis et personnes directement impliquées dans cette affaire ou plus largement engagées dans la recherche de la vérité concernant les victimes de cette sanglante dictature chilienne. Un voyage plus long que prévu qui la mènera d'abord aux Etats-Unis puis au Chili. 

1)https://fr.wikipedia.org/wiki/Colonie_Dignidad

2) Olga qui mena de nombreuses recherches et vit échouer le procès intenté à huit militaires et policiers suspectés, suite à une enquête délibérément bâclée

3) Elle pourra ainsi accéder aux archives de la Colonia comme aux documents récemment déclassifiés par le département d'Etat américain

 

 

Ce récit, comme les précédents livres de l'auteure, tourne autour d'une même thématique. Depuis son premier roman L'embrasure (Mercure, 2010 ) - où on retrouve le cadavre d'un homme dans une forêt - jusqu'aux Printemps sauvages (Zoé, 2021) - dans lequel une sœur part à la recherche de son frère inconnu -, «il y a souvent la mort qui rôde ou des disparus et des quêtes», constate-t-elle elle-même. Et  dans un sursaut et un élan, dans un processus constructeur et restaurateur, c'est toujours «la musique du vivant» qui s'y fait entendre.

Dans ses deuxième et troisième romans, Douna Loup avait de plus déjà raconté la vie de personnes existantes ou ayant existé car elle «aime beaucoup parler d'histoires réelles avec le souffle de la fiction». Et si, contrairement à Les lignes de ta paume (Mercure, 2012) et à L'oragé (Mercure, 2015), Boris, 1985 n'est pas un roman, on y retrouve néanmoins toute son énergie vitale, sa "soif inassouvie" (4), au travers du souffle de son écriture.

4) Cf la citation de L'intranquillité de Marion Muller-Colard qu'elle a choisi de mettre en exergue de son livre :

«Le lieu sûr de ma paix est une soif inassouvie,

un élan, un sursaut.

Ce lieu sûr est une traversée,

l'appartenance à l'espèce nomade

à qui jamais rien n'appartient.»

Rivière du Chili (Patagonie)

Du déclic ayant amorcé ce projet et entraîné recherches, échanges, voyages et rencontres tout en suscitant interrogations et réflexions personnelles, à sa mise en écriture proprement dite, cette aventure dont Douna Loup nous rend compte s'étale sur une période de trois ans (5). Et si elle endosse le "je" de la narration, elle use aussi très souvent d'un "tu" s'adressant à Boris, nous le rendant ainsi plus proche.

N'aimant pas les formes figées, elle alterne un journal chronologique avec des précisions biographiques recueillies sur la famille de Boris, sur son enfance russe, les raisons de son exil et son installation aux Etats-Unis, intégrant aussi documents d'archives et extraits des carnets de voyages tenus par son grand-oncle.

Et l'on retrouve avec plaisir l'écriture poétique simple et concrète de l'auteure qui appréhende la nature et le monde avec sensualité, spiritualité et liberté. Une écriture rythmée qui dans de nombreux passages épouse l'élan du poème, jouant sur les silences des blancs avec de fréquents retours à la ligne.

 

Menant son enquête, Douna Loup nous fait «suivre chaque hypothèse, chaque rumeur, et aller le plus loin possible» sans pour autant résoudre le mystère de cette disparition, ce qui n'ôte rien à l'intérêt du livre.

L'auteure a en effet le mérite de nous remémorer certains aspects de la dictature chilienne, mettant notamment en lumière le rôle important de la Colonia Dignidad et l'étrange silence des diplomates et du ministère des affaires étrangères de l'ancienne RFA concernant cette secte allemande, comme les défaillances de l'Etat américain envers l'un de ses ressortissants. Et, tout en nous transportant dans divers paysages, en s'imprégnant des lieux et en magnifiant cette nature sauvage dans laquelle aimait marcher Boris, elle dresse un beau portrait de ce grand-oncle disparu qu'elle ne connaissait pas, réussissant à faire revivre cet homme libre insaisissable auquel elle semble parfois s'identifier avec empathie, un «dialogue muet» s'instaurant entre eux :

«Je cherche

ce que je cherche

en cherchant

en apprenant à te connaître un peu

en approchant les lieux où tu as été vivant

en allant vers différentes hypothèses de ta mort

je me sens proche de toi.»

 

5) De janvier 2018 à février 2021

 

Boris Weisfeiler

Le projet initial de l'auteure a légèrement dévié suite à un petit imprévu. Une mauvaise fracture à la jambe l'immobilisant et rallongeant son séjour aux Etats-Unis infléchira ainsi la teneur de ce livre, contribuant à lui apporter une autre dimension selon "l'effet papillon" (6):

«Et dans ma nuit

je me dis que l'apprentissage de la douleur

est une force inculquée à mon corps.

Je me suis cassé les os

mes os repoussent

renouvellent des racines

dans l'arbre-famille

C'est ainsi que nos vies bougent.

Une musique. Un voyage, un virage, un souffle,

le passage d'un papillon et nous sommes propulsés

vers ce qui nous ouvre, explose nos programmes.»

 

L'énergie résiliente de l'auteure pour se redresser et se remettre en mouvement semble  se communiquer à tout le livre. Au-delà des arrestations arbitraires, des séquestrations et des tortures commises sous la dictature dont son grand-oncle a très probablement été victime, Douna Loup, nomade dans l'âme, y célèbre en effet la vie : l'attrait de l'inconnu, tous ces voyages et ces rencontres qui enrichissent et permettent de se découvrir. Et, dans un accord profond avec la nature, son texte exalte une  intense présence au monde.

Il lui faut «assumer cette histoire. Mettre des mots et tenir debout». Marchant seule dans ces paysages sauvages où randonna Boris en solitaire, elle trouve ainsi apaisement : «Je vis ces pas dans la nature sauvage comme un recueillement. Un soin pour nos âmes.» Car «il y a plus grand que [ses] questions, l'évidence de cette terre vivante qui bouge».

Sur les bords de cette rivière «aux confins du Sud chilien» où l'on perd la trace de Boris, elle se sent ainsi pleinement en harmonie avec le monde dans «une grande intimité du corps avec la terre», dans une «proximité contaminante avec les vivants sans langage humain, avec les vivants qui parlent en couleurs, en sons, en traces, en fientes, en floraison.»

Trouvant sa place dans cette «communauté première», et transcendant sa «peine d'être dans le lieu de [sa] grande absence», elle rencontrera le Boris, «vivant heureux parmi les vivants libres». Elle parviendra à la joie d'une compréhension intime de ce grand-oncle inconnu, à «cette joie de [le] connaître sans [le] connaître» : «Je te comprends, Boris, ton besoin si pressant de partir, d'aller dans le vif sauvage, dans l'indompté des paysages.»

 

La partie chilienne du livre, bien que les horreurs de la dictature s'y concrétisent, résonne ainsi paradoxalement joyeusement. Elle débouche sur un ardent éloge de la marche comme «pratique restaurative» et constitutive de l'être dans son rapport au vivant. Et l'auteure y rend un hommage reconnaissant à Boris Weisfeiler, lui adressant un profond merci de l'avoir emmenée «si loin, dans ce pays, dans cette histoire» que sans lui elle n'aurait pas touchés. De lui avoir permis de déceler en elle «des pensées inconnues», et de se «sentir vivante au milieu de ce réel».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Boris, 1985, Douna Loup, Zoé, 6 janvier 2023, 160 p.

 

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Douna_Loup

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/loup-douna.html

 

   EXTRAIT :

 

Vino del mar

p.11/12

 

Début janvier 2018, je sors d'un concert avec ton prénom dans la tête, Boris.

Je viens d'entendre la chanson Vino del mar, dédiée à Marta Ugarte, jeune femme militante de gauche, torturée puis jetée à la mer d'un hélicoptère par les soldats de Pinochet en 1976.

Boris, mon grand-oncle, a disparu au Chili en 1985. Et cette chanson résonne comme un appel à me souvenir et à aller le voir.

L'histoire de Boris n'a jamais été proche de moi, mais elle était là, elle faisait partie du paysage familial. Ce grand-oncle brillant, aventurier, mathématicien russe devenu américain, avait disparu mystérieusement aux abords d'une secte allemande au Chili. J'entendais alors des mots effrayants comme tortures, rétention, extrémisme...

Il y a un site sur Boris Weisfeiler. Nourri par sa soeur Olga, qui a passé plus de trente ans à se battre pour obtenir vérité et justice. Des recherches, des procès, des voyages, et toujours ce même flou quant aux faits. Le 5 janvier 1985, Boris randonnait au Chili, la veille il avait passé la nuit dans la montagne avec un berger, le matin il lui a dit au revoir et il est parti. Il est descendu près de la rivière El Ñuble, et c'est là que l'on perd sa trace. À moins de cent kilomètres de la Colonia Dignidad, la tristement fameuse secte allemande suspectée de pratiquer la séquestration, la torture et bien d'autres atrocités au pied des Andes.

 

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Publié dans Récit - carnet...

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M
Et bien je l'avoue et je n'en suis pas très fière je ne connais pas du tout cet auteur ni son oeuvre, ni l'histoire de Boris Weisfeiler...je vais aller voir tes liens du coup et je vais noter cet auteur pour voir si je peux trouver ce récit en médiathèque. Merci pour ce partage
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S
Je vais lire !... Douna Loup... "Vino del mar" me ramène à ma jeunesse (Alger), avec tant de réfugiés chiliens, et le passage des Quilapayun (que j'ai bien connus, retrouvés plus tard à Paris, et chroniqués)... La mort de Marta Ugarte (le corps jeté depuis un hélicoptère) nous "parlait" : les "crevettes Bigeard"...
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