Tombeau pour un excentrique, de Erik Bullot

Publié le par Emmanuelle Caminade

Tombeau pour un excentrique, de Erik Bullot

C'est un texte enchanteur magistral d'Erik Bullot publié en 1996 chez Deyrolle éditeur et n'ayant pas eu grand retentissement à l'époque que les éditions Quidam ont la bonne idée de nous faire découvrir dans une version revue par son auteur.

Tombeau pour un excentrique est né du projet plus vaste - non mené à terme - d'un roman encyclopédique et feuilletonnesque rassemblant les biographies de personnages excentriques réels et imaginaires selon une structure complexe inspirée du jeu de l'oie, à l'instar du Testament d'un excentrique de Jules Verne (1). Mais la maison de ses grands parents ayant été mise en vente en 1990, l'auteur eut envie, après en avoir dressé un inventaire exhaustif, d'étoffer ce fil descriptif pour rendre hommage à son excentrique grand-père disparu, resserrant ainsi le contenu de son projet initial et en variant la forme, tout en lui donnant une tonalité fortement autobiographique et subjective (2). Rassemblant toutes les traces et les transformant poétiquement grâce à la puissance de son imagination, recomposant «la mosaïque, ses entrelacs, ses caprices. Son héraldique», il réinventa ainsi les multiples facettes de ce grand-père pour mieux l'approcher, lui érigeant un magnifique tombeau littéraire.

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Testament_d%27un_excentrique

2) Cf une interview de l'auteur datant de 1997 publiée dans le n° 20 de La Main de Singe : ici

 

 

 

«Ainsi de tout temps, maison après maison, succession après succession, ranger les affaires des morts.» (p.9)

 

Sa grand-mère Cécile s'étant décidée à mettre en vente la demeure familiale, inhabitée depuis la mort de son grand-père, l'auteur-narrateur et son oncle Raphaël, «venus ici pour en finir avec les vieux papiers, le linge, les caisses, le fatras domestique laissé par Wilfrid», entreprennent de la vider de fond en comble. Nous les suivons ainsi dans leur travail méthodique, avançant d'une pièce à l'autre. Et leur inventaire des objets à conserver ou à jeter dont certains suscitent souvenirs, digressions et évocations érudites, rêveries et affabulations du petit-fils s'enrichit ainsi par association d'idées de greffes successives.

Si la règle à laquelle obéit ce récit n'est plus à proprement parler celle du jeu de l'oie mais celle de la succession (à son double sens d'accumulation et de transmission de l'histoire familiale), on y retrouve néanmoins la forme spiralaire du parcours transcrivant la notion de mouvement. Un parcours symbolique de la vie (3) où entrée et sortie se rejoignent dans une sorte de vis sans fin s'ouvrant à une nouvelle naissance.

Le récit fait ainsi se succéder vingt-huit courtes sections (ou étapes), la première faisant gravir au neveu et à son oncle l'étroit chemin menant à la maison, leur permettant ainsi d'emprunter cette «sente incline» qui «fut le chemin de la chambre au tombeau» : «(Entrée, sortie). En ma fin mon commencement.» Passant le «seuil sacré», ils entrent dans cette dernière demeure comme dans un temple maçonnique, l'oeuvre qui leur est assignée semblant s'apparenter à une initiation – du moins dans l'esprit du narrateur (4) : «Nous pénétrons dans la pierre cubique (5) au toit d'ardoises par la véranda». Et ils en ressortiront comme d'un tombeau égyptien où reposerait la momie de Wilfrid (6) prête à affronter l'éternité.

Ranger les affaires des morts, ce banal travail auquel ils vont se livrer tout au long de cet ouvrage, prend ainsi d'emblée une tout autre dimension.

 

3) Parcours de 63 cases truffé de pièges et d’embûches, le jeu de l’oie apparaît comme une allégorie de l’existence, de ses vicissitudes et ses successions de péripéties

4) Dès la mosaïque de la véranda qu'il décrit dans la section suivante, des clins d'oeil récurrents - dont de multiples références mozartiennes  à La flûte enchantée - appuient cette interprétation

5) La pierre cubique est ainsi l'image de la réalisation initiatique franc-maçonne, de la construction de l'être accompli

6) Les Egyptiens embaumaient le corps pour que l'âme puisse le réintégrer, et qu'il puisse ainsi accéder à la vie éternelle

Francisco Araiza(Tamino), Manfred Hemm (Papageno)  MET, James Levine, 2008

 

Nous invitant dans son petit théâtre familial, Erik Bullot, véritable artificier du langage, nous convie à un éblouissant spectacle pyrotechnique.

Le récit, mené sur un train d'enfer, nous entraîne de surprise en surprise de manière très ludique. S'éloignant de tout stéréotype langagier, il fourmille de termes recherchés appartenant à un registre vieilli, spécifique ou littéraire, voire argotique. Avec beaucoup d'humour et d'inventivité, l'auteur ne cesse de plus d'y solliciter le lecteur, jouant sur les mots et leurs sonorités, faisant résonner chansons, comptines, airs d'opéra (ou même célèbres slogans publicitaires), filant la métaphore musicale et multipliant les allusions érudites à des personnages mythologiques ou historiques,  littéraires ou scientifiques et à nombre de théories ou d'inventions ...

La narration entretient par ailleurs constamment une double tension dynamisante. Tout d'abord entre une veine descriptive inventoriale (7) associant précision et exhaustivité (doublée parfois de sortes de notes scénariques ou de didascalies) et de fréquents emballements dans des élans lyriques inopinés, dans des débordements oniriques et loufoques d'une extravagante fantaisie. Mais aussi entre l'auteur-narrateur, rêveur ne perdant pas une occasion de rejoindre son grand-père dans un autre monde, et l'oncle Raphaël, efficace et bourru, le ramenant brutalement à la réalité.

Erik Bullot, plus connu comme cinéaste et photographe que comme écrivain, se montre particulièrement attentif aux cadrages (8) et possède une écriture très visuelle faisant surgir une multiplicité d'images : «Les images surgissent comme des copeaux (j'écris avec un rabot)». Et dans ce texte inventoriant tant les objets que les frasques du mort, il se livre à un montage quasi kaléidoscopique, projetant dans sa lanterne magique une succession rapide d'images colorées qui soudain s'animent dans d'infinis réagencements.

 

7) Du document immobilier notarié décrivant la maison à l'inventaire complet des tiroirs de la cuisine ou l'énumération des titres des ouvrages éclectiques constituant la bibliothèque du grand-père ...

8) Ex : «Mon oncle enfoui dans le ventre du placard, le dos coupé par la ligne du tiroir ouvert»

Histoire comique des États et Empires de la Lune (Savinien Cyrano de Bergerac)

 

Le récit est narré à la première personne – l'auteur affirmant fortement sa présence dans cette histoire – et dans un vivifiant présent, les nombreux flashes-back le mettant en scène avec son grand-père étant souvent eux aussi au présent de narration. Erik Bullot fait ainsi revivre Wilfrid, lui donnant la parole en lui prêtant d'étonnantes phrases exprimant ses désirs sous forme d'aphorismes saugrenus (9), et restaurant le dialogue avec lui. Et il joue du décalage temporel, ce grand-père vu par ses yeux enfantins et l'appelant «cadet» critiquant le travail d'écriture auquel se livre l'adulte, débusquant ses inexactitudes et ses exagérations : «Je déteste la soupe au pistou. Où as-tu vu des écrevisses en Thiérache ?» / «mon exemplaire du Kama Sutra est en parfait état» / «Et toujours t'appeler cadet ça ne me plaît pas du tout»...

Comme un «frêle funambule», l'auteur marche ainsi sur un fil reliant le monde des morts et celui des vivants - ceux-ci n'étant pas pour son grand-père «d'une étanchéité parfaite, mais bien plutôt deux vases communicants». Et il passe de l'un à l'autre en jouant grandement de la lumière et des couleurs qui, associées aux sons, aux bruissements, onomatopées et musiques diverses (et notamment à celle de la phrase) font renaître la vie, s'opposant à l'obscurité et au silence. Au rien. «A la lumière du néon tintinabulant», Wilfrid nous apparaît ainsi sous divers costumes : en alchimiste, «cabaletiste en diable» et spirite, en fleurettiste, pêcheur à la ligne ou «prophète hébreu» à la «barbe assyrienne», en artiste-peintre, maître queux, archiviste collectionneur ou éleveur d'oiseaux façon Papageno, en gymnaste contorsionniste, «sémiologue de fortune»  et «topographe solitaire» ou hypocondriaque «inventeur de ses maux»...

Dans ce texte clignotant, Erik Bullot rallume ainsi sans cesse l'interrupteur pour perpétuer la lumière et la musique de la vie dans une nuit sans fin.

9) Cf : «Les souliers doivent avoir la tendresse et l'âpreté que réunit à lui seul le crustacé »./ « Le passage du piment à la pastèque doit être comme la descente d'un col aztèque.»

 

 

 

 

 

 

On est fasciné par la vitalité, par le mouvement imprégnant ce texte dont l'accumulation amplificatrice des mots et le défilement des images donnent le tournis. Un texte qui s'avère moins un récit qu'une suite morcelée d'actions, un montage traduisant le «nervosisme», «l'activisme» de ce grand père dont «l'agitation était [la] basse continue». Et pour qualifier son auteur on pense à ce que disait Italo Calvino (10) de Savinien Cyrano de Bergerac (auquel Erik Bullot fait d'emblée référence) : un écrivain capable de "mettre en mouvement tout un manège d'inventions au plan de l'imagination et du langage".

On ne peut s'empêcher également de rattacher sa prose à celle de divers écrivains à travers les siècles. A la verve rabelaisienne (reprise également par Mathias Esnard dans Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs) quand  Wilfrid est décrit en cuisinier dans une accumulation de couleurs et une profusion de sonorités relevant plus «du plaisir de l'allitération que d'un choix strictement culinaire». A Lewis Caroll et Jonathan Swift quand le grand-père et le petit fils se glissent par un trou du placard de la cuisine : «Je me glissai entre les dents d'une brosse. Mon grand-père sous le galbe rose d'un gant de cuisine. Nous cheminions lentement entre les rainures du parquet acérées en gorges de montagne»... A Jules Verne et ses Cinq semaines en ballon lorsqu'ils entreprennent un voyage en aérostat. Tandis que l'auteur-narrateur, «songe-creux» s'échappant sans cesse dans ses rêveries nous évoque le Cidrolin des Fleurs bleues de Queneau naviguant entre deux époques...

Et cet univers d'Erik Bullot préfigure celui de Pierre Senges dans Veuves au maquillage (Verticale, 2000) qui s'inscrit dans une même veine encyclopédique fantastique et grotesque. On y retrouve en effet ce morcellement et cette précision lexicale débouchant sur une multitude d'histoires fabuleuses s'appuyant sur des précédents légendaires et littéraires, comme cette façon de nous perdre dans les labyrinthes de l'érudition et de l'imagination. Et dans De toutes pièces (Quidam, 2018) de même, Cécile Portier nous plonge dans l'inventaire précis et luxuriant d'un cabinet de curiosité, prétexte à moult digressions et fictions.

Tombeau pour un excentrique est ainsi un livre à l'humour incongru d'une grande qualité intellectuelle et poétique. Un livre jubilatoire qui nous grise de mots et d'images.

 

 

 

 

 

 

Tombeau pour un excentrique, Erik Bullot, Quidam, 6 novembre 2023, 130 p.

A propos de l'auteur :

Erik Bullot est né en 1963. Il est écrivain, cinéaste et photographe. Après des études à l’École nationale supérieure de la photographie (Arles) et à l’IDHEC (Paris), il réalise des films à mi-chemin du film d’artiste, du documentaire et du cinéma expérimental. Ses films explorent les puissances poétiques et formelles du cinéma. Sa filmographie compte une trentaine de titres.
(Quidam éditeur)

 

EXTRAIT :
1

p. 7/10

D’un côté la sente, à pic, paroi de roche abrupte qu’une forte déclivité accidente. J’escalade, la main posée sur la rampe de métal, l’étroit chemin qui mène à la maison. Déchiré d’entre les ronces qui bordent le sentier désormais écumeux sous sa mousse de liserons blancs que sarcle parfois, négligemment, un voisin aimable par déférence pour ma grand-mère, mon oncle Raphaël, sifflotant (Ell’avait une jam’de bois !), me précède, son dos cassé en deux dans l’ornière du chemin. Je vois sa masse noire osciller devant moi comme une douce tortue sous les gifles des arbustes qui se rabattent en sifflant. Sans un frisson nous visitons une dernière fois la demeure familiale, mise en vente depuis peu par Cécile, épave immobile protégée sous une haie d’orties sauvageonnes, navire dont l’ancre s’enlise dans la terre meuble et les fougères.

D’une habitation construite en briques blanches, couverte en ardoises, comprenant un rez-de-chaussée de 4 pièces. Grenier au-dessus dont l’escalier d’accès se trouve également dans le bâtiment. Bâtiment à la suite de l’habitation. Cour. Niches et water-closets construits en briques couverts en ardoises. Puits et pompes. Sous nos pieds l’alambic, vidange et sanglots ! Électricité dans la maison. Petit mur de clôture séparant du jardin, construit en briques surmonté d’une grille en fer. Jardin autour de la maison. Rampe d’accès à la rue de la Fontaine Minérale, au 401. Je lis l’acte notarié, chiffonné à la diable entre mes doigts (mon oncle ne m’écoute plus, penché au-dessus d’un massif de rosiers secs, préoccupé : « Cette année, les roses, bernique ! », sa main comme une crécelle). Les graviers crissent sous le cuir de la semelle, le pied fourche. Sous le noyer planté par Wilfrid (c’est lui l’aïeul, l’excentrique étendu au creux de la forêt obscure) les écales explosent, grasses et brunes, dans un clapet de chair violette. Jus noir, goudron. On gravit, dos au village, un sentier cabossé d’écailles. Sente incline, lieu de perdition où Wilfrid étrangla sa hernie, où Cécile se brisa le fémur — mi-terre limoneuse, mi-plaques de roche mal serties que le givre verglace. Elle fut le chemin qui mena de la chambre au tombeau. (Entrée, sortie). En ma fin mon commencement.

Quand je sortis du ventre de ma mère, tout barbouillé de sang, humecté de salive et de sel, les tempes perforées des pinces du forceps qui se brisa entre les mains de l’accoucheur, mon grand-père, à cent lieues ce soir-là sur une départementale en lisière de Chauny, perdit de joie le contrôle de sa voiture à l’idée d’une filiation nouvelle. Deux agriculteurs le découvrirent le lendemain matin, dans le lait tiède d’un jour d’hiver, la face couturée d’éclats de verre, sa voiture fichée dans le talus d’un champ de betteraves. « J’ai vu tout à fait distinctement », s’empressa-t-il d’expliquer aux culs-terreux qui le surprirent couvert de rosée dans son épave, « un signe dans le ciel, un chariot de feu ! Comme dans le livre d’Ézechiel. Je regardai les voitures et je vis à terre, dans votre champ, une roue qui étincelait comme de la chrysolithe, comme un arc-en-ciel dans les nuées. Je regardai : une main était tendue vers moi, tenant un livre enroulé. J’ouvris la bouche et on me fit manger le rouleau. Il fut dans ma bouche d’une douceur de miel. C’est un garçon, n’est-ce pas ? » On le conduisit aussitôt à la clinique de Soissons dans une chambre contiguë à la mienne. Et confiant dans mes dons musicaux et la fraîcheur de mon cervelet, tout rose encore, tendre et mou comme une cire chaude dans laquelle il pouvait à dessein imprimer son arabesque, il se mit à chantonner d’une voix de serin le trio des fées de la Flûte enchantée, empêtré dans le réseau de bandelettes qui corsetait sa frêle carcasse et comprimait le fluide de ses poumons, battant la mesure en cognant de son index la mince cloison, brisant à la faveur de son enthousiasme maçonnique vases, flacons, fioles et couverts, roulant son chapelet de jurons picards au grand dam des infirmières accourues en vitesse dans sa volière. J’étais déjà un vieillard chenu, il riait comme un nouveau-né.

Les pommiers du voisin sont en fleurs. La façade, estampée d’une réclame rouge et blanche, délavée. Hôtel du Lion rouge (Soissons). Un chien hurle. D’un mouvement d’archet (capricieux, vif), la silhouette de mon oncle se déplie comme une hélice, l’ombre du marcheur projetée vers un point qui l’expulse de son orbe sitôt. À pas feutrés nous entrons dans l’histoire. Coup d’épaule au montant de la porte du jardin qui cède sous les salves du bélier. Nous pénétrons dans la pierre cubique au toit d’ardoises par la véranda, piquetée d’une odeur rance de lait caillé et de citron sec. Venus ici pour en finir avec les vieux papiers, le linge, les caisses, le fatras domestique laissé par Wilfrid. Les morts sont oublieux. Ici les tapis pelucheux sont calcinés, et le pollen de leurs tranches écoule un filet de nicotine, gorgé de crasse et de soleil, comme des doigts du fumeur, jaunâtres ou bruns selon, tachetés de brou. Ainsi de tout temps, maison après maison, succession après succession, ranger les affaires des morts. Place nette. Tamiser la cendre (les morts vont vite).
«Tout est jaune ici», dis-je, solennel, la tête inclinée pour gober un œuf frais, acheté en contrebas de la butte dans une ferme voisine, dont j’ai percé de la pointe d’une épingle la fine carapace calcaire. Mon oncle essuie ses lunettes d’écaille de son mouchoir (il est myope, étourdi à son insu du fouillis lumineux). « Le violet ! », émet-il, rageur. Il désigne de l’index un bouquet de lilas séché (un verre sort de sa monture) dans la cuisine. « Le jaune n’est qu’une étape première, un simulacre, un artefact, trompeur pour les freluquets de ton espèce qui ne voient que du feu, ah ah. » Gœthéen derrière l’optique désormais tranchante de ses bésicles il me fixe sans sourciller, en fourrant discrètement le mouchoir dans sa poche. « Cyrano, ceinturé de fioles de rosée… », lancé-je, pédant à mon tour pour couper court à ses sarcasmes (combien de fois !), soufflant dans la coquille vide maintenue entre pouce et index, Hamlet de pacotille en équilibre sur l’arête métallique de la porte d’entrée du tombeau (frêle funambule) que j’hésite à franchir. Entrons.

 

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Publié dans Fiction, Autobiographie

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