"Feu pour feu", de Carole Zalberg

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Dans son dernier roman, Feu pour feu, condensé explosif de près de soixante-dix pages, l'écriture de Carole Zalberg semble à son sommet. L'éclatante beauté de ses mots y bouscule le lecteur, lui faisant vivre avec intensité de l'intérieur le périple haletant de ses deux héros.

L'auteure qui s'inspire sans doute au départ d'un fait divers datant de plusieurs années - un incendie particulièrement meurtrier dans une tour (1) -, imagine avec empathie le vécu de tous ces exilés contraints pour survivre de fuir leur terre et d'abandonner leurs racines. Des immigrés supportant en silence l'indifférence et les humiliations, murés dans le «cimetière de [leur] âme», qui implantent leurs enfants dans le béton des banlieues tristes : une greffe le plus souvent sans succès. Et son roman confirme avec brio le primat de la poésie quand il s'agit de s'emparer du réel dans toute sa profondeur et sa complexité.

1) Trois gamines  désirant se venger d'une camarade y avaient mis le feu aux boîtes à lettres  :  link

 

Feu pour feu, s'il prolonge à l'évidence le thème de l'exil abordé par l'auteure dans son précédent roman A défaut d'Amérique, s'inscrit surtout à mon sens dans la lignée de L'invention du désir. Le court texte de ce petit "livre à deux voix" (texte /images), écrit aux dires de l'auteure (2) avec une arrière-pensée théâtrale, traduisait en effet déjà avec force, justesse et sensibilité, grâce à une langue poétique imagée, musicale et inventive, cet élan de l'amour et du désir qui fonde le vivant.

Ce dernier roman se prête aussi manifestement à une lecture à voix haute et il s'affirme de même comme un chant vibrant illustrant la puissance de l'amour pouvant relier deux êtres, comme un «corps à corps» dont jaillit le feu de la vie. Il prend également la forme d'un monologue s'adressant à la personne aimée. mais, dans Feu pour feu , à une enfant qui s'est éloignée, enfermée, et dont la voix perdue fait écho à celle du héros narrateur : une seconde voix lovée, nichée dans le récit, comme pour tenter de retisser cette relation fusionnelle, «peau à peau», qui unissait autrefois un père à sa fille. Une fille devenue étrangère, ne partageant avec lui ni mémoire ni langage.

Feu pour feu embrasse ainsi, dans une écriture à deux voix, un plus vaste sujet, le long périple de ses deux héros recouvrant plus largement trois parcours qui s'y confondent intimement : celui de la vie, de l'exil et de l'amour.

2) Lors d'une rencontre à Nyons en 2011, dans le cadre de "Lire en mai"

 

Carole Zalberg qui aime dans ses livres donner parole aux femmes, et notamment aux mères, confie cette fois la voix principale de son roman à un homme, à un père. Un père/mère serait-on tenté de dire.

Survivant au massacre perpétré par une horde de pillards, ce dernier sort sa fille - opportunément baptisée Adama (3) - du «ventre mort» de sa mère et de cette «Terre Noire» rougie par le sang. Marchant de nuit, fuyant surtout ces «bourreaux qui ricanent en [lui]» au travers des déserts et des forêts, sa fille accrochée à son dos par un pagne, il décide de «tenter le jour» en traversant la mer dans la promiscuité d'un bateau de fortune pour gagner «le Continent Blanc ». Pour offrir, croit-il, à cette enfant qui le porte autant qu'il la porte une vie libérée des fantômes qui le hantent, une espérance.

Retenu dès son arrivée dans un centre où s'entassent les demandeurs d'asile, s'en échappant, traversant des villes dans la peur des représentants de l'autorité, il s'installera enfin, après de multiples péripéties, dans le havre d'une cité de banlieue où grandira sa fille. Un abri fallacieux qui enfermera son enfant dans la laideur et l'ennui d'une cité sans horizon et dans les «barbelés»  de ses «pauvres mots».

3) Adama vient étymologiquement de Adam, de l'hébreu "Ed" (siège de la terre) + "Dam" (le sang, le siège de l'âme)


A quinze ans, Adama, dans la rage vengeresse unissant les filles de la cité dont le nom se terminent par A, met ainsi le feu aux boîtes à lettres d'un immeuble : «si entre Princess A on se respecte pas, qui, hein, qui ?». Un incendie qui fera de nombreuses victimes.

Le père s'apprête à rendre sa première visite à sa fille incarcérée dans l'attente de son procès. Dans quelques heures ils seront face à face. Avec amour et humilité, il cherche à comprendre ce qui vient d'arriver et s'interroge sur les erreurs commises : «j'ignore ce qui, de mon silence, de nos épreuves, de ton désoeuvrement ou de tout autre chose encore a été le premier vacillement». Il lui faut  «remonter le cours» jusqu'au «lit de [ce] crime car il est le dernier domino à tomber», se remémorer le feu de ce combat mené pour la vie, retracer leur histoire, celle précédant la naissance de sa fille et tous les moments de leur longue fuite : des moments où domine la souffrance mais émaillés aussi de joie. Un passé qu'il lui a tu pour la protéger, la privant ainsi de ses racines.

On est tenté d'imaginer la scène, de s'inventer des discalies : lui, dehors, attend fébrilement l'heure de la visite, regarde à nouveau ces images terrifiantes au fond de lui, et ce  feu qui le faisait avancer, qui semble s'être ranimé chez sa fille en un incendie dévastateur. Il soliloque, peaufinant le discours qu'il doit à cette fille toujours chérie, pour l'aider, pour «infuser [sa] conscience» jusqu'à la révélation de l'horreur de son crime, pour lui rendre son humanité.

Pendant ce temps, elle, enfermée, isolée dans sa prison, est sous le choc. Dans la confusion de son esprit et les tourments de son âme, elle  peine encore à comprendre, à accepter la disproportion entre son acte - cette bêtise de gamine - et ses conséquences, revivant  "le film" en accéléré, déroulant ces enchaînements lui semblant encore inéluctables qui ont  fait d'elle une criminelle.

 

Dans ce court roman qui se lit d'une traite, Carole Zalberg, embrasse la vie et toutes ses tensions dans un véritable corps à corps avec les mots qui nous happe dès la première ligne et nous emporte sans faillir jusqu'à la dernière. Son écriture s'allonge dans des phrases économes en ponctuation ou se resserre, haletante et syncopée. Elle joue des rythmes et des sonorités, comme des images et des couleurs, et de tous les contrastes (4), impulsant ainsi une puissante énergie au récit. Et nous sommes «ballotés» avec ses héros, nous tanguons dans le balancement des répétitions et des reprises, nous sommes heurtés, écorchés, par l'entrechoquement rocailleux des mots de cette langue des cités, de cette langue étrangère qui vient se coller à celle du père. Deux langues, deux voix qui se portent, s'enrichissent, et dont le frottement dynamise le texte, renforçant son élan.

Feu pour Feu : le souffle d'une écriture poétique capable de ranimer les braises pour éclairer ce qui est enfoui dans le coeur et la mémoire des hommes.

4) Contrastes entre la mort et la vie, l'immobilité et le mouvement, le silence et les bruits, les cris, les jours et les nuits, le froid et le chaud, les souffrances et les joies ... 

 

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Photo de Melania Avanzato

Feu pour feu, Carole Zalberg, Actes Sud, collection "un endoit où aller", 2 janvier 2014, 72 pages, 11,50 €

A propos de l'auteure :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Carole_Zalberg

 

EXTRAITS :

 

p.9/10

     CES HEURES à faire le cadavre au milieu des cadavres, si longtemps que la puanteur est restée dans ma gorge, corrompt encore quinze ans après l'air le plus plur et le goût de toute choses, ces heures lentes, lentes, tellement lentes à rester aussi immobile qu'une souche malgré le grouillement de mille bêtes et la position impossible, les jambes trop pliées et la tête à angle droit posée sur un membre étranger, déjà froid dans la chaleur du four, ces heures à tenir jusqu'au coeur de la nuit et enfin leurs pas, leurs voix de rapaces repus qui s'éloignent, la clameur triomphante des moteurs de leurs engins réveillés ensemble, troupeau de malheur éructant une ultime menace, et tournant une dernière fois autour du charnier avant d'aller tuer plus loin, tout ce temps et cette peur plus grande alors que le chagrin pour me risquer hors de l'amas des corps et retrouver parmi eux celui de ta mère, ton silence affolant sous son ventre mort et à l'instant où je te sors, où ta peau retrouve la sensation du vide, ton hurlement, l'amer miracle de notre survie et le chemin si long jusqu'à ce pays ou tu peux t'endormir chaque soir sans rien redouter, toi tu en as fait ça ?

 

p.22/23

(...)

    J'ignore si tu as été prise par la folie du groupe, peut-être même une simple et fatale inconséquence – vous étiez trois et toutes je vous ai vues grandir, vous choisir et vous éprouver d'âge en âge, rester soudées, traîner votre ennui au bas des tours quand vous n'avez plus su inventer des mondes –, ou si, au contraire, tu l'as attisée jusqu'au feu fatal. Je te connais si peu aujourd'hui. / quand je vois ça et qu'elle jette des regards au Kev et lui y peut pas s'empêcher de baver comme un pervers avec ZorA sous le bras, et ZorA elle voit nada, pas son Kevin chaud comme la braise en tout cas parce qu'elle a la tête coincée sous l'aisselle du gars et lui, pendant ce temps, y peut mater et avoir le beurre et son bif, et moi je perds rien ni ZorA qui se la joue love alors qu'à l'étage au-dessus, ça mate grave ailleurs, ni les conneries de la Cindy, là, et de Kevin le traître, ni NabilA qui lui en collerait une au bégé et à la blondasse si elle avait pas peur de faire de la peine à Zo et ça, c'est sacré, si entre PrincessA on se respecte pas, qui, hein qui ? /

(...)

Publié dans Micro-fiction

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R
<br /> Belle étude qui donne l'essentiel du livre, dans une perspective que je partage. Ce monologue du père, appelé à devenir un dialogue avec sa fille, sert surtout la cause du père, y compris pour la<br /> romancière.<br /> <br /> <br /> En effet la deuxième génération, certainement victime de l'environnement, je n'en disconviens pas, peine à convaincre, dans un sabir et des propos calamiteux. http://bit.ly/1iCsNEN<br />
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