Jorge Luis Borges : regard sur un grand écrivain (entretiens filmés en 1972)

Publié le par Emmanuelle Caminade

Borges dvd

 

Les éditions Montparnasse publient un nouveau coffret de DVD tiré des "Archives du XXème siècle" qui reprend une longue interview de Jorge Luis Borges par Jean-José Marchand. Ce document exceptionnel réalisé par Suzanne Bujot et tourné à Buenos Aires sur quatre jours de janvier 1972 nous propose ainsi près de sept heures d'entretiens.

Il dessine le portrait approfondi et passionnant, riche d'anecdotes variées et de nombreuses citations, d'un écrivain argentin universaliste et multilingue d'une immense culture littéraire pour qui le livre semble sacré. Un portrait qui embrasse une période de plus d'un demi siècle et souligne les évolutions de l'auteur et de son oeuvre comme celles du monde dans lequel il se situe.

 

L'image et le son de ces films restaurés et numérisés sont tout à fait corrects, on n'en dira pas autant des raccords plutôt abrupts entre les séquences mais cela relève du détail eu égard au contenu. Quant à la forme de l'interview, elle date forcément. On s'habitue néanmoins assez vite au côté cérémonieux de la voix off et à la rigidité corporelle de cet homme de soixante-douze ans assis les mains appuyées sur sa canne. Le parti-pris globalement peu directif ni réactif de l'intervieweur donne une liberté appréciable aux réponses de l'écrivain. Et, même si on n'échappe pas de ce fait à quelques redites, il a le grand mérite de respecter le rythme d'un homme physiquement affaibli qui, pour notre plus grand bonheur, a conservé toute sa vivacité intellectuelle et une mémoire littéraire prodigieuse. Sans compter que Borges s'exprime avec une grande aisance dans un français remarquable. Et l'on finit par se couler avec plaisir dans le calme de ce tempo, fasciné par l'intelligence et l'érudition de cet écrivain, par sa sincérité et son humilité, par la finesse de son recul critique et son ironie toujours présente, charmé aussi par la sagesse de ce vieil homme aveugle au sourire plein de malice et de bienveillance dont il émane une sérénité apaisante.

 

Des très nombreux sujets abordés, on retiendra ceux qui concernent le plus directement la littérature et, bien sûr, l'oeuvre précise de l'écrivain ainsi que la conception de l'écriture qu'il s'est forgé, passant du modernisme et du style baroque, de la prétention et de l'emphase un peu égocentrées de la jeunesse, à un conservatisme et une simplicité qu'il revendique : «C'est idiot de vouloir être moderne car on appartient toujours à son époque» et la littérature, comme l'art, est éternelle.

Jorge Luis Borges était sans doute l'un des rares écrivains à pouvoir approcher aussi globalement la littérature, ayant lu dans le texte les grands classiques de la littérature anglaise, anglo-saxonne, allemande, française, italienne, latine et espagnole (à ses yeux une des plus pauvres du monde!). On goûte donc particulièrement l'exercice de littérature comparée auquel il se livre et on apprécie ses commentaires à la fois admiratifs et critiques sur tous ces auteurs qu'il a traduits (Faulkner, Kafka, Malraux, V. Woolf...) ou lus, pour lesquels il s'est enthousiasmé plus ou moins durablement (Verlaine, Hugo, Léon Bloy, Maeterlinck...), sans oublier Freud, un «obsédé» dogmatique auquel il préfère Jung, et Marx qui «appauvrit les choses» en niant l'individu. Ce sont surtout Flaubert et Schopenhauer qu'il révère. On doit en effet au premier «l'idée sacrée de la littérature» rejoignant celle de Mallarmé : "tout aboutit à un livre". Quant au Monde comme volonté et comme représentation, «LE livre» qui l'accompagne toujours, bien qu'écrit au XIXème siècle, il offre dans le style clair et limpide des auteurs du XVIIIème une sorte de «plan verbal de l'univers» représentant une pensée cohérente qui n'a rien de pessimiste, malgré le caractère de son auteur.

 

Borges parle longuement par ailleurs de l'influence profonde jouée par un père «fondamentalement sceptique» nourri de littérature anglaise auquel il doit sa vocation et de l'empreinte capitale sur son oeuvre d'un ancêtre soldat dont les portraits, les armes et les récits héroïques et sanglants lui donnèrent la «nostalgie d'une vie épique» qui lui était justement «niée par la destinée». Et il évoque nombre de ses obsessions lui venant de son enfance : poignards, tigres et miroirs ... ainsi que ce thème du Temps au centre de son oeuvre, le seul problème philosophique à ses yeux, dont il ressentit très tôt l'angoisse.

 

Très critique sur ses propres écrits, l'écrivain nous régale de ses analyses sans concession de nombre de ses publications.

S'il récuse l'ambition démesurée et déplore la maladresse de son premier essai Ferveur de Buenos Aires (1923), il ne se sent pas déshonoré par les érudites gloses métaphysiques de L'histoire de l'éternité (1936), occasion pour lui de raconter deux courtes «expériences mystiques» personnelles.

De sa poésie, peu de choses trouvent grâce à ses yeux, il est bien revenu du temps où il croyait que l'on pouvait inventer des métaphores nouvelles et sait maintenant que le vers libre, le plus difficile, nécessite un élan. Pour lui, la poésie est en dehors de l'image et il ne croit pas à la poésie intellectuelle, seuls comptent «l'équilibre entre le sentiment et le son» et «l'émotion esthétique» procurée.

Ce sont ses contes fantastiques, préparés par L'Histoire universelle de l'infamie, auxquels il tient le plus. Borges qui déteste la Science fiction recourant aux machines, «à une explication mécanique», prône un fantastique merveilleux. Il réfute l'excès de réalisme, la couleur locale, «cette vue du dehors», préférant écrire «en partant de l'intérieur». Ses contes ne signifient rien, ils correspondent à des émotions, s'imposent à lui comme des «volumes». L'écrivain ne peut diriger son oeuvre, il est au contraire dirigé par elle. Sa raison ne croit pas à ces histoires, ce sont seulement des «sujets intéressants pour l'intelligence» mais son imagination, elle, doit y croire. Et écrire étant un «acte audacieux», on ne peut le faire que de façon humoristique. De manière passionnante, il analyse longuement trois de ces contes publiés dans Fictions : son tout premier, Pierre Meynard auteur du Don Quichotte, Le jardin aux sentiers qui bifurquent et Funes ou la mémoire, ainsi que la célèbre nouvelle L'aleph. Et il s'attarde sur son dernier recueil (à l'époque de l'entretien), Le rapport de Brodie.

 

Beaucoup trouvent et trouveront dans ses livres des choses auxquelles l'écrivain argentin n'a jamais pensé et c'est pour lui la fonction-même du lecteur et du critique d'enrichir l'écrivain et son oeuvre. Et à ceux qui déjà en 1972 annonçaient la disparition inévitable du livre, il répond qu'il n'y croit guère car «tous les instruments nouveaux inventés par l'homme sont des extensions du corps, tandis que le livre, lui est une extension de l'imagination et de la mémoire». Un pronostic auquel il n'est pas interdit de se ranger même si le support change.

 

 

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Jorge Luis Borges, coffret 3 DVD/collection Regards (couleur-mono-PAL), Editions Montparnasse, 6h 49, 34 €

 

 

 

A propos de l'auteur :

 

Né en 1899 dans un milieu bourgeois instruit aux origines diverses, anglaises, espagnoles et portugaises, où cohabitaient en bonne entente religion et scepticisme, Borgès part vivre en Suisse avec sa famille pendant la première guerre mondiale, puis en Espagne où il participera à un mouvement littéraire d'avant-garde, "l'ultraïsme", avant de regagner Buenos Aires en 1921. Il y fondera alors plusieurs revues, fera des traductions et publiera poèmes et essais, ne commençant à écrire des contes et des nouvelles qu'au début des années 1930.

L'écrivain argentin est découvert en France grâce à ses traducteurs, Ibarra et surtout Roger Caillois, avec la publication de son recueil Fictions chez Gallimard en 1951. Malgré une cécité héréditaire progressive qui deviendra définitive en 1955 *,  il continuera à écrire jusqu'à sa mort en 1986.

Reconnue internationalement dès 1961 (année où il reçut avec Beckett le Prix international des éditeurs), son oeuvre aura une grande influence sur les jeunes écrivains français, mais aussi étrangers. Une influence qui se perpétue encore à l'heure actuelle.

Les oeuvres complètes de Jorge Luis Borges sont parues dans la Bibliothèque de La Pléiade en 1993 et 1999. Les deux tomes, épuisés, ont été réédités en 2010.

 

* année où, après la chute de Peròn, il pourra enfin sortir de la gène financière en devenant directeur de la Bibliothèque nationale et professeur de lettres à l'université de Buenos Aires

 

 

Publié dans Interview - rencontre, DVD

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J
<br /> Le songe de Borges, roman traduit de l'espagnol, de Blanca Riestra vient de paraître dans notre maison d'édition. Il inaugure notre collection de littérature étrangère. Je reste à votre<br /> disposition pour tout envoi éventuel d'un complément d’information ou d'un exemplaire de l'ouvrage.<br /> <br /> <br /> Dans l'espoir que ce livre saura retenir votre attention je vous prie de croire à mes salutations cordiales.<br /> <br /> <br /> Jean-Claude Villegas<br /> <br /> <br /> Service presse Ed. Orbis Tertius<br /> <br /> <br /> www.editionsorbistertius.fr<br />
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