"Lucarnes", de Jeanne Bastide

Publié le par Emmanuelle Caminade

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«Faire des jours», c'est un peu le travail auquel se livre Jeanne Bastide dans ce premier récit, écartant une «trame épaisse» tissée de non-dits pour y «faire entrer la lumière», tout comme sa grand-mère «éclairait le linge» en y brodant des «lucarnes». «C'est l'art de faire du vide dans du plein» pour tenter de saisir «tout ce qu'il y a» «entre le quelque chose et le rien».

Lucarnes est un récit éclaté en dix-huit courts portraits autobiographiques restituant une perception enfantine fragmentée du monde environnant, mais brodée, ciselée par les mots de l'adulte qui viennent en travailler les silences. Un monde quotidien «balisé par les gestes répétés», aux apparences parfois trompeuses.

Le récit gravite autour de la bastide (1) des grands-parents, «berceau de pierre dans un écrin de vigne» ancré dans la campagne montpelliéraine et il tourne autour de cette enfant qu'était l'auteure. Sept portraits de «la petite fille» semblent ainsi enrouler dans leur spirale tous les adultes qu'elle croisait dans cette bâtisse, intercalant quatre portraits de la grand-mère aimée, deux de Josèphe, «l'ancêtre enfermée dans une chambre», ainsi que ceux du grand-père taiseux, de Mariette, de Louis ou de la belle Augusta, pour sembler s'emballer, s'effriter à l'infini dans un dernier portrait mêlant confusément Léon et Albanie, Jeanne et Henri et sans doute aussi ceux dont les noms ont été oubliés ...

C'est un très beau texte oscillant entre désir d'ancrage et d'envol, conjurant le poids de la peur, de l'enfermement et de la solitude, de l'hiver et de la mort par des fulgurances lumineuses, aériennes et transparentes, traduisant un élan vers l'au-delà des regards et des silences, vers ce bleu du ciel d'été où mènent les chemins. La petite fille s'étourdit dans la ronde des comptines, des litanies et des inventaires rassurants, se recroqueville et se love dans un attachement fusionnel à cette terre méditerranéenne originelle, à cette nature chaleureuse, tout en s'ouvrant, telle Alice passant de l'autre côté du miroir, à une «autre vie» pressentie, à ces horizons inconnus qui appellent, à «l'attente».

1) A se demander si Jeanne Bastide n'est pas un nom de plume ?

 

On est ébloui par cette écriture ajourée, très travaillée.

Jeanne Bastide part d'un matériau très morcelé - petites scènes précises, brèves sensations, quelques éléments de décor, des images colorées ou des odeurs fugaces ... -, d'une multitude de fragments disparates qu'elle juxtapose en ménageant des pauses entre eux. Le texte est haché en phrases courtes, elliptiques ou très ponctuées, des points de suspension et de nombreux retours à la ligne en étirant encore les blancs, ces blancs où peut se glisser, s'ébaucher un sens.

S'il y a peu de mots de liaison, tout un système de miroitement et d'échos s'instaure, dans chaque texte comme entre les différents portraits, semblant dérouler en pointillé le fil du récit. Et on est emporté dans une construction musicale toute en réverbérations, en refrains et en reprises, dans un balancement répétitif au rythme syncopé qu'accentue encore le passage fréquent de la narration du "tu" - s'adressant le plus souvent à l'auteure enfant mais aussi à ses autres personnages - à "la petite fille" - quand elle veut ajouter de la distance avec cette «autre» -, ou parfois au "je". Une valse de vie et de mort.

Lucarnes, ce petit récit d'une très belle écriture poétique est de plus présenté de manière soignée, sur un joli papier ivoire et dans un agréable format (2), ce qui ne peut qu'inciter à le lire, ainsi que les ouvrages suivants de Jeanne Bastide publiés chez le même éditeur.

2) Format 10x20cm, caractères Garamond de corps douze, velin Palatina 100g, avec en sus la reproduction de deux oeuvres de Nadège Lepot : la mosaïque de couverture et une aquarelle noir et blanc en frontiscipe

 

http://www.amourier.com/pub/mod_products/images/maxi/290.jpg 

 

Lucarnes, Jeanne Bastide, L'Amourier, 2006, 74 p.

 

A propos de l'auteure :

http://www.amourier.com/les-auteurs/290-jeanne-bastide.php

 

 

EXTRAITS :

 

Grand-mère

p.9

Ta grand-mère brodait les jours.
Faire des jours… c’est une broderie.
Ce n’est pas réciter la semaine – comme on récite le chapelet. Pourtant il y a ressemblance. Ce n’est pas un semainier, mais quelque chose se fait jour après jour.
Pour faire des jours, il faut précautionneusement enlever des fils de trame – un par un – avec une aiguille ou des ciseaux à broder – pointus. Ne reste de la toile que la chaîne – une grille.
C’est alors qu’on prend l’aiguille enfilée d’un fil de la même couleur que le tissu avec lequel on enserre les fils de la grille. Trois par trois – ou cinq par cinq – la régularité est importante. Apparaissent alors des petites fenêtres au travers desquelles on voit le jour.
Ainsi faire des jours c’est faire entrer la lumière dans une toile – un drap, un mouchoir, un oreiller, un chemisier…
C’est l’art de faire du vide dans du plein.
Ta grand-mère faisait des jours.
Elle éclairait le linge. Elle y brodait des lucarnes.

(...)

 

Pour lire un autre extrait :

http://www.amourier.com/pub/ftp/pdf/Extraits/9782915120219.pdf

Publié dans Récit - carnet..., Poésie

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