Rencontre avec Maylis de Kerangal, (Montélimar, 06/10/12)

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Dans le cadre de la dix-septième édition des cafés littéraires de Montélimar, un public nombreux était venu samedi aux Négociants écouter Maylis de Kerangal. Interrogée de manière pertinente par Thierry Guichard, directeur de publication du magazine littéraire  Le Matricule des Anges, elle put y parler de son dernier livre et, plus largement, de son écriture.

 

Tangente vers l'est  résume bien dès son titre polysémique cette rencontre entre deux héros en fuite que tout sépare, un jeune déserteur russe fonçant dans l'urgence ("prenant la tangente") et une Française qui se cherche, indécise (plutôt "sur la tangente"), tout en évoquant le contact, le toucher, élément capital de l'écriture de l'auteure.

C'est un livre un peu à part dans le parcours de Maylis de Kerangal car écrit, pour la première fois, à partir d'une expérience personnelle : un voyage de deux semaines en transsibérien de Novosibirsk à Vladivostok offert par l'état russe à plusieurs écrivains français dans le cadre de l'année France Russie en 2010. Une invitation assortie de la commande par France-culture, partenaire de l'opération, d'un texte d'une durée radiophonique de 2h 30, contrainte ayant déterminé le format de ce livre. Un texte écrit sans documentation préalable 1) , un peu "à l'arrache", aussi lui fallut-il ensuite le désir de "reconfigurer" cette première "incarnation temporaire" pour en faire à proprement parler un livre.

Les conditions mêmes de ce voyage "privilégié" en première classe dans un train 2) servant notamment en troisième classe au transport des troupes, lui donnaient un angle de perception intéressant sur ces conscrits qui semblaient tous manifestement de jeunes garçons un peu frustes issus des campagnes les plus reculées de la Russie 3). Ceci, ajouté au fait qu'elle ne connaissait rien de ce pays, la fit se détourner du carnet de voyage qu'on attendait d'elle pour s'intéresser aux conscrits russes par le biais de la fiction.

 

1) Contrairement à Naissance d'un pont, l'auteure n'a fait aucun travail de documentation, à part un travail de vérification sur la conscription qui en 2009 venait justement de passer de deux à un an

 

2) Le voyage des écrivains dura plus longtemps car entrecoupé de haltes et de visites, leur voiture  étant rattachée en fait à plusieurs Transsibériens successifs

 

3) La conscription est manifestement très inégalitaire en Russie  et touche peu les jeunes instruits des grandes villes

 

Maylis de Kerangal aime décrire des rencontres, notamment entre des personnes qui n'ont pas grand chose en commun et la difficulté de communication dûe au non-partage d'une langue commune ajoutait un "curseur" à sa recherche, lui permettant paradoxalement de montrer par l'écriture, par la littérature , qu'on pouvait se passer du langage !

L'auteure a encore adopté une narration à la troisième personne dans ce roman. Elle préfère ce "feuilleté auteur/narrateur/personnage" et reconnaît de sa part un certain évitement du "je" mais elle reste encore attachée à la narration classique, à sa culture romanesque, et ce narrateur omniscient lui permet aussi d'embrasser mieux toute la scène.

 

Le livre démarre sur la description des corps et la tension narrative semble naître d'une bagarre entre conscrits. Pour Maylis de Kerangal, le corps est en effet "le vecteur du récit". C'est , pour l'instant, le seul moyen pour elle, sa seule piste pour rentrer dans la psychée : le corps comme une "traduction physiologique de la psychée" à explorer par l'écriture. Décrire plus que discourir, décrire les corps car c'est la seule chose que l'on connaît de l'autre.

Elle s'intéresse donc à ce que révèlent, ce que traduisent les corps et définit son écriture elle-même comme une tentative de traduction. Les gestes sont donc des porte-paroles, les observer, les décrire permet de creuser un rapport d'altérité à travers la confrontation de deux langues. Il semble un peu y avoir l'idée dans tout cela qu'il y a une langue à conquérir pour rencontrer l'autre et sans doute pour se rencontrer soi-même.

Dans ce roman, Aliocha et Hélène arrivent à échanger, à se donner très rapidement quelque chose de très précieux qui touche au mystère. Hélène aide Aliocha à déserter, à se sauver et inversement Aliocha en demandant de l'aide fait d'Hélène un sujet unique, contribuant également à la sauver. Leurs gestes vont ainsi bien au-delà d'une communication rudimentaire et s'élargissent à un motif plus métaphysique.


D'une manière générale tout le travail de Maylis de Kerangal part du dépouillement, de la nudité ( inexistence d'un langage commun dans ce dernier livre, méconnaissance totale de son sujet au départ pour Naissance d'un pont ) , l'auteure aimant partir à la conquête d'un langage, faire naître un chemin vers quelque chose qui n'est pas donné au début.

Maylis de Kerangal ne travaille pas des territoires (d'ailleurs les espaces dans lesquels se déroulent ses romans sont réduits), elle n'a pas vocation à arpenter des espaces mais à travailler des lignes, des trajectoires. Elle travaille d'ailleurs ainsi son prochain roman qui comme tous les autres contiendra quelque chose du précédent établissant une forme de continuité.

 

Et l'association de ces "mondes érotiques" qu'elle explore dans les rapports des corps et de cette approche en termes de lignes semble bien caractériser son écriture dont je ressens personnellement l'intense vitalité comme résultant d'une dynamique des contraires tant sur le plan des thèmes (le clos et l'ouvert notamment...) que de la phrase (toute en accélération et en dilatation) ou du lexique englobant un vocabulaire contrasté. Maylis de Kerangal est, à ses dires, assez fascinée par les failles géologiques qui séparent mais bougent en profondeur et, finalement, on pourrait assez pertinemment approcher son écriture en termes de tectonique 4) !

Par ailleurs, Maylis de Kerangal admet volontiers que le cinéma a influencé son écriture comme celle de nombreux écrivains contemporains mais la littérature restera toujours pour elle supérieure au cinéma pour appocher la complexité de l'humain, son mystère, car la littérature, contrairement au cinéma ne donne pas un visage et offre une plus large latitude aux lecteurs. De même la langue écrite, celle de la littérature, a-t-elle des possibilités d'expression ( de traduction ?) bien plus grandes que celles du langage oral.

 

4) La tectonique des plaques est un modèle du fonctionnement interne de la terre  qui est l'expression en surface de la convection  qui se déroule dans le manteau terrestre, nous dit Wikipedia

Publié dans Interview - rencontre

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