Italiana / Brigantessa, de Giuseppe Catozzella

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

Sorti en février 2021, Italiana, roman historique se déroulant essentiellement sur le plateau montagneux de la Sila en Calabre de 1848 à 1864, a rencontré un grand succès en Italie (1) et est désormais disponible dans sa traduction française de Nathalie Bauer sous le titre plus évocateur de Brigantessa (2).

S'appuyant sur de nombreux documents d'archives mais aussi sur des récits, témoignages et légendes de l'époque - et notamment sur un manuscrit inachevé d'Alexandre Dumas (3) - tout en comblant les vides et remaniant certains épisodes, Giuseppe Catozzella y raconte la vie de Maria Oliviero, jeune fille issue d'une famille paysanne misérable qui va s'enflammer pour des idéaux de justice et de liberté et lutter pour changer son destin et oeuvrer à l'unité italienne. L'histoire d'une jeune tisserande qui deviendra Ciccilla (4), la première femme chef d'une bande de brigands : celle d'une rebelle qui, même si elle perdit, essaya au moins de changer les choses :

 

«Nous nous sommes battus pour obtenir ce qui nous appartenait et nous avons perdu. Pourtant nous avons gagné la guerre la plus importante : nous avons cru que c'était possible.» (p.340)

«Abbiamo combattuto per ottenere quello che era nostro e abbiamo perso. Ma la guerra la più importante l'abbiamo vinta : abbiamo creduto che fosse possibile.» (p. 295)

 

1) Il a notamment remporté, entre autres, le prix Manzoni 2021 ainsi que le prix littéraire international de Isola d'Elba-Raffaelo Brignetti

2) Le titre original "Italiana/Italienne" est une provocation de l'auteur. "Italiani/Italiens", c'est en effet ainsi que les bersagliers (soldats d'infanterie de l'armée italienne) nommaient les brigands qu'ils pourchassaient lors de la guerre civile. Des brigands qui avaient pris le maquis après la trahison de Garibaldi et avaient nourri, eux, un vrai idéal d'unité du peuple italien... Le titre "brigantessa", féminin italien de "brigante" préféré à sa traduction réductrice de "brigande", évoque la spécificité de ce brigandage italien dans le contexte du Risorgimento

3) L'auteur s'est beaucoup inspiré de l'ouvrage de Peppino Curcio, Ciccilla. La storia della brigantessa Maria Oliviero, del brigante Pietro Monaco (Pellegrini 2011) qui apportait de nombreux documents d'archives inédits et intégrait en annexe les sept premiers chapitres d'un roman inachevé d'Alexandre Dumas (Pietro Monaco, sa femme Maria Oliviero et leurs complices) qui, fasciné par ces bandits, avait aussi écrit plusieurs articles à leur sujet dans L'Indépendant. Dumas finalement préféra publier en 1864 Robin des bois, le Prince des voleurs, roman s'inspirant du mari de Ciccilla,  Pietro del Monaco

4) Surnom choisi en clin d'oeil à "Ciccillo" (diminutif de Francesco dans le Sud), surnom donné à François II, roi bourbon des deux Siciles contre lequel s'étaient battus les tenants de Garibaldi

 

 

Faisant de cette jeune femme ayant réellement existé une grande héroïne romantique, Giuseppe Catozzella transcende ainsi la résignation de ce monde des vaincus de Giuseppe Verga dans un puissant et dense roman qui nous emporte dans un souffle épique dumassien et s'inscrit dans le sillage poétique de Mario Rigoni Stern (5) lorsqu'il décrit la vie sauvage dans les forêts et les montagnes.

S'attaquant au mythe du Risorgimento, l'auteur y adopte par ailleurs une intéressante perspective révisioniste  en remontant à l'origine de cette fissure Nord/Sud qui persiste aujourd'hui avec la question méridionale. A cette terrible guerre civile trop souvent occultée qui embrasa le sud de l'Italie après la déclaration de l'unité italienne en 1861 et le mépris des promesses de Garibaldi, et à la féroce répression de ce soulèvement populaire d'une partie des campagnes du Sud que fut le brigandage à cette époque.

Ce Milanais d'origine calabraise - auquel sa grand-mère racontait l'histoire d'une aïeule brigantessa - se lance ainsi dans une véritable quête d'identité. Car ce n'est qu'en sondant les profondeurs de cette faille Nord/Sud que l'on peut comprendre les aspects négatifs du "caractère italien" et les problèmes que rencontre encore actuellement l'Italie.

5) Un auteur auquel il a voulu rendre hommage et une veine poétique des récits de montagne que nous retrouvons chez nombre de jeunes écrivains italiens dont Paolo Cognetti ou le tessinois Fabio Andina

Dr Cesare Lombroso

Certes il est un peu frustrant, même si un certain nombre de documents sont intégrés au récit, de ne pas toujours pouvoir faire la part du réel et du romanesque.

Certains faits ont été en effet manifestement redressés et même déformés pour adoucir le personnage de Cicilla (6), "brigantessa" dont la légende colportait la cruauté (à relativiser face à la férocité de l'armée italienne-piémontaise n'ayant rien à envier à celle des rois bourbons) et qui était sans doute une figure plus complexe victime d'un mythe la faisant apparaître comme dépourvue d'humanité et capable de tout crime (7).

Il fallait surtout pour l'auteur s'attaquer plus largement à cette diabolisation des brigands de l'époque, pour l'essentiel de pauvres gens trahis dans leurs espoirs de justice. Une diabolisation et une déshumanisation rejoignant les théories racistes du "criminel-né" soutenues par le Dr Cesare Lombroso (8).

Et s'il ne s'aligne pas toujours sur l'histoire officielle, l'auteur préférant une fin épique faisant de Ciccilla une incarnation de la liberté, si de nombreux faits sont plus ou moins inventés mais pour beaucoup néanmoins très vraisemblables (9), peut-être ce roman destiné à toucher un large public - ce que n'aurait pas fait un essai - s'approche-t-il finalement plus de l'esprit de la réalité.

 

6) Notamment l'assassinat de Teresa dont la violence a été considérablement atténuée et qui au-delà de la vengeance de la trahison, de la jalousie féminine, est présenté comme un acte de légitime défense, ou le procès dont ne sont retenus que quatre chefs d'accusation

7) Plusieurs témoignages de l'époque (juge, prêtre...) nous présentent en effet une Ciccilla moins sanguinaire et beaucoup plus humaine.

8) On retrouve ainsi 2 photos de Ciccilla au musée d'anthropologie criminelle de Turin où elles étayent la thèse du criminel-né

9) Si on peut douter que son institutrice ait préparé Maria à l'examen d'entrée à l'école supérieure à une époque où les filles pauvres n'accédaient quasiment pas à l'éducation, le fait que sa sœur Teresa ait été donnée en adoption à une riche famille de "capelli" (de "messieurs") sans enfants renvoie à un usage très fréquent dans ces régions pauvres (notamment dans les Abbruzes, si on se réfère au roman L'Arminuta de Donatella di Pietantonio)

 

Avec beaucoup d'empathie, Giuseppe Catozella donne voix à Maria puis à Ciccilla en adoptant l'intimité d'une narration à la première personne. Et il prend le parti, avec une certaine anticipation, de faire parler cette "italienne" en italien, réduisant le dialecte effectivement parlé en Calabre à quelques incursions dans les dialogues (10). Car cette langue unissant des peuples qui ne se comprenaient pas reste le point positif de cette unification de l'Italie.

Il brosse par ailleurs, outre celui, magnifique, d'une héroïne complexe, de très beaux portraits évitant toute caricature jusque dans les personnages secondaires. Seule Teresa, apparaissant comme une incarnation du mal, semble avoir été un peu chargée pour les besoins de l'épopée - même si plusieurs témoignages en rapportent la perversité.

Après un prologue reprenant (en le contredisant en partie) sa présentation devant le tribunal militaire de Catanzaro le 16 février 1864 après sa capture, l'auteur va retracer tout le chemin de son héroïne sur seize ans en remontant avec délicatesse à cette enfance pouvant expliquer la transformation de Maria en Ciccilla. Il tente ainsi de comprendre cette relation conflictuelle s'instaurant avec sa sœur Teresa comme l'ambivalence des liens amoureux qui l'uniront au futur brigand Pietro Monaco, rapports qui se révèleront infernaux. Et il démarre cette histoire quand Maria a sept ans, en 1848, pour faire coller son parcours aux quelques années mouvementées précédant l'unification de l'Italie, la conjugaison de son histoire intime et de ces violents bouleversements historiques ayant emporté la jeune héroïne vers un autre destin.

10) On notera que pour traduire ce dialecte Nathalie Bauer, tout en conservant quelques termes locaux, recourt habilement à des tournures archaïques ou des néologismes très évocateurs

La maison de Pietro Monaco (et de sa femme Maria)

Quatre parties se déroulant en des lieux différents, structurent le roman : Nel Paese/ Au village, Italia/Italie, Nel bosco/ Dans les bois et Libertà/ Liberté.

La première met très concrètement en scène la misère et la servitude quotidiennes de cette classe paysanne résignée exploitée par de grandes familles accaparant les terres et jouissant de tous les privilèges, d'une classe paysanne sans cesse soumise au chantage des élites locales et à l'arbitraire des représentants de l'ordre. Mais aussi ce climat de soupçons et de répression brutale, qui touchait aussi une partie de l'élite "libérale", dans un Royaume bourbon des deux Siciles aux abois.

La petite Maria est décrite comme une enfant douce et intelligente, déterminée, qui fréquente l'école du village. Après le retour au foyer de sa sœur aînée Teresa (dont les parents adoptifs auxquels elle avait été donnée sont morts), elle est sacrifiée, envoyée à l'écart du village chez sa vieille tante : une pauvresse dont le mari vit dans les bois, qui lui enseignera l'amour de cette nature sauvage et fera vibrer chez elle un vent de liberté. Elle rencontrera encore enfant un charbonnier, Pietro Monaco, dont elle tombera amoureuse, partageant avec lui l'espoir de changer le monde. Fiancée dès quatorze ans, elle deviendra cependant tisserande comme sa mère.

Garibaldi

Après cette partie familiale à tonalité sociologique et psychologique, nous accompagnons de 1855 à 1861 les combats de Pietro Monaco via ses nombreuses lettres à sa fiancée (qui deviendra à dix-sept ans sa femme) tout en continuant de suivre la vie de Maria au village. Enrôlé d'abord dans l'armée des Bourbons, il rejoindra les partisans de Garibaldi engagés dans  l'expédition des Mille, alléché par ses promesses de redistribution des terres et de suppression des taxes.

Quand il s'apercevra de la trahison et réalisera qu'il a livré le Sud au royaume savoyard du Piemont-Sardaigne sans que rien ne change pour autant, il désertera et prendra le maquis, laissant seule sa femme dont les relations avec Teresa s'exacerberont jusqu'à ce qu'elle finisse à vingt ans par l'assassiner, ce qui l'obligera à se réfugier à son tour dans les bois.

Monte Botte Donato (Calabre)

La troisième partie nous donne un bon aperçu de la vie de ces brigands sans cesse pourchassés qui s'adonnent à de nombreux enlèvements et redistribuent aux pauvres ce qu'ils ont volé aux riches. Des brigands évoluant dans une nature sauvage et s'attaquant à tous ces prédateurs qui les ont exploités (11)- au sein desquels ont retrouve les anciens "libéraux" désireux de profiter de l'accès à une certaine modernité rendue désormais possible.

Ciccilla y rejoint la bande de son mari - avec lequel les rapports sont de plus en plus difficiles (ce dernier s'étant auparavant révélé infidèle et violent). Et elle n'y a aucunement un simple statut de femme de brigand mais bien de chef à part entière. Elle sera capturée en février 1864, à peine quelques mois après que son mari soit tué.

11) Prédateurs que dans une métaphore récurrente l'auteur appelle "le civette"/ "les chouettes", du nom de ces rapaces nocturnes

Forteresse de la Fenestrelle

La dernière partie (dans laquelle Cicilla écrit une sorte de journal) s'intitule paradoxalement Libertà alors que l'héroïne y est enfermée dans une prison militaire pendant deux mois dans l'attente de son procès. Elle sera condamnée à mort le 30 avril 1864, peine qui sera commuée en travaux forcés à perpétuité. Une peine qui devrait s'accomplir (et se serait accomplie, sans réelle certitude) à la terrible forteresse de la Fenestrelle, réputée alors être la pire prison d'Europe.

 

«...une guerre infâme qui a traité la partie conquise ainsi que Christophe Colomb a traité les Indiens. Nous ne sommes pas des indiens d'Amérique et nous souhaitions devenir italiens. Nous n'y sommes pas parvenus. » (p. 348)/
«...una guerra infama che ha trattato la parte conquista come Cristoforo Colombo ha trattatogli Indiani. Noi non siamo indiani d'America e volevamo scegliere di essere italiani. Ma non ci siamo riusciti.» (p.301)

Alors que Maria Oliviero et Pietro Monaco rêvaient d'une Italie qui trouverait son unité dans l'égalité des paysans et du peuple, du nord au sud, ils ont été anéantis dans une féroce guerre civile et  ont vu le Sud annexé et colonisé par le Nord. Et tout le roman,  dénonçant cette guerre infâme menée contre ces brigands révoltés, s'articule très habilement sur cette trahison fondamentale sur laquelle repose l'unité italienne.

L'auteur orchestre ainsi cette dernière à tous les échelons pour lui donner toute sa puissance. Trahison de Teresa envers ses parents, sa sœur Maria et son amant Pietro, et surtout envers sa classe sociale originelle. Trahison de l'institutrice Donati, la seconde mère de Maria, comme du général Sirtori, sorte de père pour Pietro. Trahison de Pietro envers Maria, trahison de Garibaldi envers toutes cette classe paysanne du Sud et ceux qui s'étaient engagés à ses côtés en croyant à ses promesses de justice sociale. Trahison de Vittorio Emmanuel proclamé roi d'Italie en 1861.

 

Avec Italiana/Brigantessa,  nous plongeons avec bonheur dans un palpitant roman d'aventures aux attachants ou repoussants personnages, tout en apprenant à mieux comprendre l'Italie. Et bien qu'elle regarde plus particulièrement l'auteur et les Italiens, cette histoire de Maria se muant en brigantessa nous concerne tous, car elle redonne dignité à tous les opprimés et les exploités, à tous les méprisés de la terre. Car cet idéal de justice, cette flamme animant cette jeune fille et femme rebelle, nous la possédons tous en nous :

[Elle nous concerne] en tant que personnes parce que nous avons tous sa flamme, en tant qu’Italiens parce que si nous voulons vraiment être un pays moderne, nous devons guérir cette fracture entre le Nord et le Sud, pour laquelle Ciccilla lutte. Dans l’espace de cette fissure, dans cette absence, dès le début, de l’Etat, se sont insérées les mafias, la corruption. Mes parents étaient calabrais émigrés au Nord, je suis né à Bresso, hinterland milanais terre de la criminalité organisée, je suis le fils de cette fracture. J’ai toujours été le "cul terreux" : j’ai eu honte de ma famille et de mon nom.
(Giuseppe Catozzella interwievé par Silvia Nucini sur Vanity Fair)

[Ci riguarda] come persone perché la sua fiammella l’abbiamo tutti, come italiani perché se vogliamo davvero essere un Paese moderno dobbiamo sanare quella frattura tra Nord e Sud, per cui lotta Ciccilla. Nello spazio di questa crepa, in quell’assenza, fin dall’inizio, dello stato, si sono inserite le mafie, la corruzione. I miei genitori erano calabresi emigrati al Nord, io sono nato a Bresso, hinterland milanese terra della criminalità organizzata, sono figlio di quella frattura. Sono sempre stato il terrone : mi sono vergognato della mia famiglia e del mio cognome.

 

 

 

 

 

Italiana, Giuseppe Catozella, Mondadori, février 2021, 326 p.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Brigantessa, traduit de l'italien par Nathalie Bauer, Buchet-Chastel, 5 mai 2022, 384 p.

 

 

A propos de l'auteur :

Né à Milan en 1976, Giuseppe Catozzella est écrivain et reporter de guerre. Son troisième roman Non dirmi che hai paura  (Feltrinellei, 2014)/ Ne me dis pas que tu as peur (Seuil,2014) a été récompensé par le premio Strega giovani.

Italiana/Brigantessa  est son sixième roman. Best-seller en Italie, le roman est en cours de traduction dans plusieurs pays.

 

EXTRAIT :

 

On peut feuilleter les premières pages du livre original sur le site de l'éditeur italien : ici

 

Pour Prolonger :

 

Pour se documenter (en italien) sur la véritable histoire de Ciccilla, on peut consulter l'article Wikipedia/Italie qui lui est consacré ainsi qu'un intéressant cours d'histoire donné en 2020/2021 par Giuseppe Marino à l'Università popolare mediterraneo

 

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