"L'homme-joie", de Christian Bobin

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Christian Bobin, écrivain chrétien vivant en marge du monde littéraire, et même un peu de notre monde moderne, ne fait pas l'unanimité chez les critiques. Certains jugent en effet son écriture mièvre et son propos d'une douceur béate et résignée, tandis que d'autres le tiennent pour un des plus grands poètes de notre temps !

Il n'est pas besoin de partager la croyance de l'auteur pour reconnaître dans L'homme-joie la marque d'un authentique poète dont les mots touchent puissamment dans leur simplicité. Et, même si certains passages peuvent prêter parfois à sourire, Christian Bobin m'est plus apparu comme un écrivain mystique que religieux, comme un poète à l'écoute du silence et à l'affût de la beauté qui «[brûle] les apparences de la vie comme celle de la mort» et donne «assez de feu pour traverser les étendues glacées du monde». Son regard sur le monde et sur les hommes (vus comme «champ de bataille» et «assassins» - dont il ne s'exclut pas) n'accorde en effet qu'une importance relative à cette réalité tristement explicable, le poète veillant à préserver, à glorifier l'amour dans une vision harmonieuse conciliant le monde «banal» et «l'autre monde». Une approche apaisée du mystère qui n'est pas exempte de beauté.

 

L'homme-joie, c'est ce «Roi-soleil» que nous avons tous en nous «dans la grande salle de notre coeur» et que nous ignorons souvent «par distraction» car il ne «descend de son trône pour faire quelques pas dans la rue» que «quelques secondes». Mais «quelques secondes suffisent, n'est-ce pas, pour vivre éternellement».

Ce recueil de dix-sept courts textes en prose poétique, lettres ou récits, dont les adresses fréquentes au lecteur marquent un souci de proximité et de partage, entremêlent souvenirs, hommages et méditations. Ces fragments, eux-mêmes entrecoupés d'étranges aphorismes manuscrits - qui le plus souvent les introduisent ou parfois les concluent - ont en commun d'être traversés d'éclairs fulgurants, d'«apparitions» miraculeuses, de «visions» qui éblouissent et de voix énigmatiques ou de musiques divines. Des instants «suspendus» qui soulèvent «la vie banale» «au-dessus d'elle-même», des révélations portées par des «anges», des artistes «employés du ciel» ou de très humbles messagers, par des «oiseaux aux ailes prophétiques», des «anges à crinière» ou des gitans «ambassadeurs du grand ciel».

 

Il y a place pour le lecteur dans cet Homme-joie qui se présente comme une sorte de «maison zen» dont «un quart» lui est réservé, l'auteur ayant toujours rêvé d'un petit livre «dont la fontanelle ne serait pas encore soudée». Et c'est un livre qui n'explique pas mais «éclaire» car «la vraie lumière ne vient que par illuminations, [par] explosions intérieures». Lumière fragile et fugace qui ne peut être saisie qu'en mouvement, avec une extrême délicatesse : 

«J'essaie de vous dire une chose si petite que je crains de la blesser en la disant. Il y a des papillons dont on ne peut effleurer les ailes sans qu'elles cassent comme du verre».

Et ce recueil est placé sous le signe du «bleu en majesté».
Christian Bobin part en effet de ce bleu du ciel. Un bleu inépuisable, mystère d'un monde éternel, d'une vie «qui ne s'arrête jamais», affirmant d'emblée :

«Je n'aime que les livres dont les pages sont imbibées de ciel bleu – de ce bleu qui a fait l'épreuve de la mort. Si mes phrases sourient, c'est parce qu'elles sortent du noir

 

Au coeur du livre, le poète a glissé un fascicule manuscrit aux pages bleues, Un carnet bleu (1) envoyé à «la plus que vive» (2), disparue prématurément. La mort de la femme aimée : «une épreuve du noir» source de lumière, une épreuve initiatique dont l'auteur est revenu, riche et changé, car «on peut traverser la mort à gué avec un seul poème en poche»:

«A présent, j'écris. Dans l'amour, dans la lumière, j'écris. Avec des mots plus lumineux que la lumière (...) pour atteindre ce qui n'est plus sujet aux éclipses, pour gagner cette clarté que ne désoriente plus la lente rotation des jours. Les mots sont les mêmes. Ceux de la nuit. Ceux du plein jour. (...) Du désespoir. De l'espoir.» 

Et dans le dernier texte, après avoir tout au long du recueil ouvert les portes de ce champ guerrier cerné de «murailles» dans lequel nous nous enfermons, après avoir ouvert cette porte dessinée «sur un mur infranchissable» comme il l'annonçait en exergue du livre (3), Christian Bobin conclut en revenant au bleu, à cette éternité béante :

«Je regarde le bleu du ciel. Il n'y a pas de porte. Ou bien elle est ouverte depuis toujours. Dans ce bleu, j'entends parfois un rire».

Le «fou-rire de Dieu», celui d'«un enfant qui se cache». Cet «autre monde», en effet, «est ce rire».

L'homme-joie fait ainsi resurgir un paradis perdu. La légèreté et la grâce fragile des textes se pare de l'innocence d'un «tout petit enfant» proche du mystère céleste - qui n'est pas sans rappeler cet enfant "ivre d'hirondelles" et connaissant "la langue des anges" que tente de retrouver aussi Raymond Farina par éclats fugaces dans nombre de ses poèmes. Un poète dont Christian Bobin dans ce recueil décline souvent l'«alphabet».


1) Un carnet intime - puisque adressé à la bien aimée après sa mort - qui pour cette raison et malgré la beauté de son écriture n'avait peut-être pas sa place, à mon sens, dans ce livre...

2) La Plus que vive (1996) est le titre d'un précédent livre de l'auteur rendant hommage à son amie décédée

3)

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L'homme-joie, Christian Bobin, éditions L'iconoclaste, octobre 2012, 190 p.

 

Biographie et bibliographie de l'auteur :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Bobin

 

 

EXTRAITS :

 

salle Soulages au musée Fabre de Montpellier

Musée Fabre, Montpellier, salle Soulages

Soulages

p. 32

 

(...) En haut du ciel, dernier étage, les peintures de Soulages.

 

Ce qu'on voit nous change. Ce qu'on voit nous révèle, nous baptise, nous donne notre vrai nom. Je suis un enfant dans une buanderie, devant les draps noirs mis à sécher sur une corde. Les tableaux sont de grandes bêtes vivantes allongées, un peu engourdie d'être là. Une lumière d'or bat leurs flancs. Leur souffle est lourd, lent, imbibé de silence. Je ne sais quoi faire devant elles qui ruminent l'herbe noire de l'éternel. Montpellier a disparu, engloutie par la paix fabuleuse de ces toiles bien plus sûrement que par une inondation.

 

 

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Etoiles filantes dans la nuit

Les lauriers-roses

 p.86

(...)

On peut traverser la mort à gué avec un seul poèmes en poche. Lire, écrire, aimer, sainte trilogie. Le poème, un cercle de lumière aux pierres brûlantes. Le monde, un froid qui gagne jusqu'aux étoiles. Vers deux heures du matin les reines meurent et je m'émerveille de leur cri. «Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir». Le monde ignore l'illumination de ce cri. Ce sont les morts qui allument les lampes de la vie.

 

 

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Cheval broutant parmi les boutons d'or

Les yeux d'or

 p.104

 

(...) Il y a dans la nature les fragments d'un alphabet ancien, des morceaux de lettres capitales, des ruisseaux d'italiques, de grands espacements bleus de silence. Et parfois, par on ne sait quelle grâce, plusieurs lettres s'assemblent, des mots apparaissent avec ce qu'il faut entre eux de silence respirant - une phrase est tracée. Vous voyez cet attendrissement qu'on a devant la naïveté d'un tout petit enfant, cette sorte de courant d'air qui traverse le coeur à la vue de l'enfant confiant – et bien l'ange à crinière et grand appétit d'or, sa vision engendrait dans mon coeur le même genre de brise. Je ne contemplais - entendons-nous bien - qu'un cheval lourd, mastiquant de l'herbe engraissée par des jours et des jours de pluie. Mais, et le miracle est là, dans la même vue je découvrais un ange mangeur d'étoiles, un moine des heures oisives, la preuve que la vie n'était pas fâchée avec nous, qu'elle n'avait jamais été aussi proche, immatérielle, impalpable, verte et jaune avec son portier nonchalant à tête de cheval. (...)

 

Bach Double Violin Concerto in D minor – BWV 1043 - Vivace

La main de vie

p.123

 

Deux anges couillus descendus sur terre pour remettre de l'ordre : Menuhin et Oïstrakh dans un vieux film noir et blanc jouent un concerto de Bach. Les deux violonistes jouent si intensément qu'on dirait qu'ils ne jouent pas et ne font plus qu'entendre. Oïstrakh écoute son violon plus fébrilement qu'une mère guette la respiration de son nouveau-né. En smoking, ces deux employés du ciel soulèvent le monde comme on ramasse une pierre qui encombre le chemin, pour la jeter au loin. Leurs mains blanches s'envolent des manches noir corbeau. Menuhin ferme ses paupières sous le poids d'une pensée, lève son aristocratique visage vers le maître du silence tout là haut dans les cintres. (...)

Publié dans Poésie, Recueil

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F
Cet article est très juste et me donne envie de me replonger dans l'oeuvre de Bobin qui m'a longtemps accompagnée et nourrie. Merci pour ce "morceau de clarté"!
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R
<br /> Bravo, non seulement pour l'article, amis aussi pour les illustration, et particulièrement pour l'idée de jxtaposer le film montrant Menuhin et Oïstrakh jouant le concerto et l'extrait de Bobin<br /> correspondant. C'est superbe!<br />
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D
<br /> J'ai noté ce livre, j'ai un peu lu Bobin et j'ai entendu son interview très intéressante dans l'émission de FC les racines du ciel, je suis convaincue de la qualité de ce livre<br />
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