"A la trace (Journal de Tel Aviv)", de Carole Zalberg

Publié le par Emmanuelle Caminade

Invitée dans le cadre d'une mission Stendhal à passer un mois en Israël en 2015 pour son «projet de fiction inspirée de la vie de ses trois cousins germains nés là-bas», Carole Zalberg y a tenu un journal qu'elle publie sous le titre A la trace : une «chronique au jour le jour de ce mois d'enquêtes et de retrouvailles» qui se mue aussi en «balade à travers les souvenirs» et la mémoire de cette terre, «indispensable ancrage» pour faire face à un avenir incertain.

L'auteure est issue d'une famille polonaise exilée en France à la veille de la guerre de 1940, et sa tante et sa mère auxquelles ce livre est dédié furent toutes deux des «enfants cachées», épisode qu'elle a relaté dans son roman Chez eux, en imaginant ce traumatisme à hauteur de la jeune enfant que fut sa mère. Et si à l'âge adulte l'aînée, Mina, fera le choix de prendre en 1948 le «premier bateau de l'indépendance» afin de trouver un abri en Israël, participant, dans les conditions les plus dures, à la fondation du kibboutz Kfar Hanassi en Galilée, la cadette restera en France où elle mènera une vie plus «confortable», offrant plus de «légèreté» à sa fille en laissant «un peu de ciel clair au-dessus de [sa] tête».

A la trace présente le double intérêt de sonder «les malentendus d'une famille que l'exil rassemble et éloigne à la fois» et les «cicatrices» dans lesquelles «l'Histoire s'incarne» tout en explorant l'ambigüité du lien de l'auteure, de «la Parisienne», avec cette terre «magnifique et compliquée» sur laquelle elle revenait pour la première fois depuis trente ans - ayant passé dans sa jeunesse plusieurs vacances d'été au kibboutz. Une tentative pour comprendre plus largement Israël et les Israëliens, mais aussi pour interroger sa propre judéité.

 

      

 

Basée à Tel Aviv, Carole Zalberg a visité la ville et les lieux où se retrouve la jeunesse, assisté à des manifestations culturelles et fait de nombreuses excursions dans le pays. Elle a rencontré, outre les membres de sa famille et leurs amis, des gens très variés, même s'il s'agit essentiellement de juifs israéliens : des écrivains et des artistes, des journalistes ou des libraires, des jeunes engagés et des vétérans ou une militante contre l'occupation et pour les droits humains ...

Contrairement à ce que fait Emmanuel Ruben dans Jérusalem terrestre, son récent journal rédigé dans un cadre un peu similaire, elle n'aborde pas ce pays sous un angle géopolitique ni même géopoétique mais tente, avec respect et pudeur, de dessiner des «géographies intimes» en s'approchant des coeurs «en fusion». Et si le mur séparant les Israéliens des Palestiniens n'est pas au centre de ses recherches (il n'est même mentionné qu'une seule fois), c'est que l'auteure cherche à passer au travers d'autres murs...

 

Ce petit journal parcellaire sans prétention, illustré de photos du pays ou d'archives familiales, reste très ouvert. Carole Zalberg ne s'attache en effet qu'à saisir en toute sincérité des sortes d'instantanés des personnes rencontrées : des instantanés mêlant la peur et la fierté, la joie et la tristesse, la confiance et le désarroi, la colère..., et traduisant tant le non-dit des gestes et des regards que des conversations le plus souvent réduites aux «pauvres mots communs» de l'anglais - puisqu'elle ne parle pas l'hébreu. S'y ajoutent la variété des atmosphères selon les lieux, la beauté des paysages, et toutes les impressions et les émotions, les ressentis d'une auteure qui, sans jamais juger, se contente d'ébaucher des questions et des réflexions ne demandant qu'à cheminer et à mûrir.

Et au fil du séjour, on sent une évolution dans sa perception de ce pays divers et contradictoire, vivant et douloureux. Et même un «renversement». Au coeur de ce livre en effet se trouve ce "nous" problématique, si difficile à accepter comme injonction communautaire uniformisante, et que peu à peu cette auteure qui a grandi «dans une population brassée» apprivoise. Car il se révèle en fait un «nous  polyphonique, tourmenté, tiraillé jusqu'au déchirement», s'ancrant malgré tout dans des racines communes, celles de l'exil et de la disparition. Et ce journal semble aussi pour Carole Zalberg un passage de relais, une approche des vivants écrivant aussi la trace des disparus. Et sur la fin un chant des morts car, comme l'annonçait déjà sa belle nouvelle intégrée au journal : «Juif est un chant».

 

                        

 

Si on a en général l'habitude de consulter des carnets préparatoires longtemps après la publication de l'oeuvre d'un écrivain – et souvent de manière posthume -, on peut ici s'amuser à anticiper, à tenter de deviner quels matériaux seront retenus, quelle tournure prendra cette littérature en train de se faire. Il faudra encore sans doute beaucoup de chemin pour que ce projet de roman aboutisse, mais s'instaurent déjà une diversité et une complexité, un mystère aussi, faisant bien augurer de ses futurs personnages. Et le magnifique portrait de Mina et plus subrepticement celui de sa soeur Hénia, dont les choix de vie influant sur celle de leurs enfants furent si différents malgré un passé commun, semblent faire socle. On y retrouve en effet les thèmes du recyclage et de la résilience, de l'oubli et de la mémoire, de la transmission, qui irriguent l'oeuvre de Carole Zalberg et particulièrement A défaut d'Amériques, son premier "roman juif". Et, concernant la vie de ses trois cousins qui inspire ce projet, se dessine l'ombre obsédante de Tsahal, notamment dans leur rapport compliqué à cette armée et à ces «absurdes guerres». Un thème majeur, et relié au choix de ces mères qui ont cherché refuge en Israël pour se reconstruire mais voient leurs enfants exposés...

On attendra donc avec impatience le roman que nourrira en partie ce journal de Tel Aviv.

(Article publié le 18/01/16  sur La Cause littéraire)

 

@ Melania Avanzato

A la trace (Journal de Tel Aviv), Carole Zalberg, Intervalles, 18 janvier 2016, 88 p.

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Carole_Zalberg

 

EXTRAITS :

 

p.9/10

«Bien sûr tu viendras t'installer ici, avait affirmé une cousine alors que je passais l'été en Israël, où vit une partie de ma famille maternelle. Affirmé, pas suggéré ni demandé. J'avais dû avoir l'air tellement ahuri qu'elle avait entrepris de m'expliquer pourquoi, comme tous les juifs de ce monde et au-delà, je ne pouvais pas ne pas vouloir vivre chez moi.
Je n'avais pourtant jamais envisagé de quitter alors, à 13 ou 14 ans, mon pays ni même mon arrondissement parisien. Je n'en avais pas intégré la nécessité. Je savais que ma famille avait fui en quittant la Pologne. J'avais moi-même été confrontée, de temps à autre, à un antisémitisme assez virulent, mais plutôt moins souvent qu'à des exhibitionistes ou à des pervers et dans ce cas, sur quelle terre se réfugier ? Bref, je n'éprouvais pas le besoin de me mettre à l'abri d'une hypothétique menace. D'autant plus qu'en Israël m'accompagnaient un constant sentiment d'étrangeté, une vague inquiétude. Je ne m'y sentais pas à ma place ni particulièrement en sécurité. Il s'agissait peut-être du confort d'être entre soi mais je ne m'y retrouvais pas, préférais à cela la population brassée parmi laquelle j'avais grandi. Du coup, la conviction de ma cousine m'avait heurtée, et même si je comprends aujourd'hui d'où venait sa foi, j'y repense encore comme à un moment de malentendu et de brutalité. Et je n'ai pas non plus oublié sa déception virant très vite au jugement sans appel : j'étais indigne de leur courage. »

C'est peut-être en écrivant en 2012, ces lignes d'introduction à L'Illégitime, un court récit paru cette année-là chez Naïve, qu'est née l'idée d'un roman interrogeant ce lien ambigu.

J'ai passé du 16 avril au 16 mai 2015, un mois en Israël dans le cadre d'une mission Stendhal de l'Institut Français, pour ce projet de fiction inspirée de la vie de mes trois cousins germains Ido, Itaï et Nadav, nés là-bas entre 1955 et 1963. Je revenais sur cette terre magnifique et compliquée pour la première fois en trente ans. Les pages qui suivent sont la chronique au jour le jour de ce mois d'enquête et de retrouvailles.

 

p. 74/77

On peut lire sur le blog de l'auteure la nouvelle "Juif est un chant" (publiée en 2013) intégrée dans ce journal : ici

Publié dans Récit - carnet...

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N
Votre lecture attentive et sensible, si bien structurée dans son commentaire, m'évoque beaucoup de choses en écho. Je viens de lire Une histoire d'amour et de ténèbres de l'écrivain israélien Amos Oz et les points de convergence sont évidents. Je suis troublée.... (http://nicole-giroud.fr/histoire-amour-tenebres-israel-3530)
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E
Je n'ai pas lu le livre mais votre critique donne envie de le faire .